jeudi 1 février 2018

aden arabie -- Paul Nizan (1905 - 1940)


Que contenait encore le nom du voyage ? Qu'y avait-il dans cette boîte de Pandore ?
La liberté, le désintéressement, l'aventure, la plénitude, tout ce qui faisait défaut à tant de malheureux et n'était possédé qu'en rêve, comme les femmes par les adolescents catholiques. Il contenait la paix, la joie, l'approbation du monde, le contentement de soi-même.
On faisait un sort à des exemples devenus vénérables, Stevenson, Gauguin, Rimbaud, Rupert, Brooke. Beaucoup d'écrivains étaient employés dans la diplomatie, et le nombre et la vitesse des trains internationaux, le développement des lignes de navigation mettaient le déplacement à la portée de tous.
Les Parisiens sédentaires comme des moules se sentaient émus par les affiches du P.L.M., par les sifflets des trains sous le pont de l'Europe, comme les courtisans de Louis XVI par un bêlement de mouton et un tableau de Watteau : ils pensaient à des voyages comme les habitants du XVIIIe siècle étaient malades du désir de la campagne, des archipels bienheureux et allaient à Ermenonville lire les écrits champêtres de Rousseau.
Nous possédons ne tradition rarement interrompue de l'espace géographique, favorisée par les expéditions maritimes et que le développement républicain de l'instruction gratuite et obligatoire a contribué à rendre populaire. Tous les instituteurs encouragent l'amour des pays étrangers. Cette tradition est aussi répandue que l'utilisation du suffrage universel. Elle retombe aussi loin qu'aux débuts de la Renaissance : c'était un temps où les gens commençaient à en avoir assez, où ils étaient passionnés par des histoires de paradis terrestres perdus et retrouvés, par des anecdotes morales sur les bons sauvages. Ils en croyaient Christine de Pisan racontant du fond de son moyen-âge :

Je fus au pais de Brachyne
Ou les gens sont bons par nature
Et ne font pechie ne leidure

Christophe Collomb aperçoit sur l'Atlantique avant même d'arriver dans sa fausse Amérique les présages du monde des merveilles : il débarque aux îles, voici, en attendant les massacres, le vrai lieu de la vie humaine partout corrompue. On décrit pendant des siècles des voyages imaginaires, comme Platon décrit les Iles des Bienheureux, on se croit autoriser à placer le paradis Terrestre quelque part dans le monde : c'est une contrée qui a longitude et latitude, la route en est perdue mais une exploration heureuse peut faire retrouver ses coordonnées. Béatitude et joie relèvent de la géographie. Cela continue au XVIIIe siècle : en attendant la Révolution, les utopies sont voyageuses. Nous en sommes là : des garçons de quatorze ans étouffés par la vertu de la famille, dégoûtés des tétières au crochet sur les fauteuils, des ronds de sparterie sous les semelles, fracturent les tiroirs ordonnés de leurs parents. Des bourgeois mécanisés par l'existence ont leur digestion troublée par le nom des Iles sous le Vent et des Iles Paradis, par l'Astrolabe et la Zélée. On en trouve d'assez candides pour partir vers les îles d'Océanie, vers le centre africain. Les intellectuels ne sont pas plus malins que les enfants et les bijoutiers.
Seulement la terre connue, arpentée, cadastrée, les gens d'Europe l'ont mise en coupe : on est partout volé comme dans un bois ; les paradis sont des entreprises commerciales de cobalt, d'arachides, de caoutchouc, de coprah ; les sauvages vertueux sont des clients et des esclaves. Les curés de tous les dieux blancs se sont mis à convertir ces idolâtres, ces fétichistes, à leur parler de Luther et de la Vierge de lourdes, à leur révéler les culottes de chez Esders. Avec l'Eucharistie arrive le travail forcé du Brazzaville-Océan. Ainsi sont réduits au silence ceux-là même dont nos pères attendaient des secrets. Tous va bien : la prière et l'absinthe entrent dans le jeu, la courbe des valeurs coloniales monte dans les bourses civilisées. Ceux qui abordent en dépit de tous les mauvais signes à Tahiti ou aux Marquises y trouvent des missionnaires si bons pour les lépreux, de grandes filles molles syphilitiques, des trafiquants grecs aux dents cariées, des sous-officiers alcooliques qui rêvèrent pour leur retraite d'être policiers à Saïgon.
Reste à conjuguer au futur les dernières utopies, à les enfoncer dans le brillant avenir de temps, à inventer pour la consolation des populations urbaines les uchronies de la vie intérieure.
Mais parlons aux hommes des actions présentes qui sont ici et en ce temps, et mettons-les en train.
Ainsi, il y avait dans ce temps cruel dont le parle, des hommes qui voulaient vraiment fuir les niches où les fixaient des chaînes de causes auxquelles ils ne comprenaient presque rien. Ils le voulaient sans hypocrisie, sans docilité à des mots d'ordre littéraires : ils n'étaient pas tous des intellectuels adonnés aux délices de leurs raisonnements abstraits. Ni des amateurs oisifs qui aiment les paquebots des croisières ruineuses, ni des commerçants anonymes. Ces fuites étaient naturelles comme des crimes, des mariages, des suicides, qui sont en tel et tel nombre dans un pays. Les Pouvoirs connaissaient assez bien ces désirs pour les utiliser aux fins les plus brutales de leur activité : le recrutement des marins et des militaires de carrière, la paix sanglante de leurs expériences coloniales. Les affiches de racolage à la porte des gendarmeries, des casernes, des mairies, les articles du "Temps" colonial, exploitaient avec une ruse grossière le désir que des paysans, des ouvriers, des employés pouvaient avoir d'échapper à leur vieille peau : elles promettaient avec la certitude de la nourriture et du lit, les plaisirs des tropiques, la facilité des femmes de couleur, séduisaient les cœurs par des artifices enfantins qu'inspirait une connaissance élémentaire mais efficace des tentations humaines.
Comme tout le monde, ces voyageurs avaient vécu de ces années où on est mené par des puissances méthodiques, où on ne comprend goutte à ses passions, à ses mouvements, à ses mots, au travail, à l'amour. Tout est commandement militaire, règlement sur la discipline. Comme tout le monde, victimes de diables qui ne laissent pas de marge aux plus simples vagabondages humains. Des voix qui les amollissaient au milieu de leurs tâches comme le vent du mois de mars, leur ordonnaient d'aller à la rencontre des événements, de les mettre au défi de toujours échapper. Les événements ne viennent pas à domicile, les événements ne sont pas un service public comme le gaz et l'eau. Mais il y a des routes, des ports, des gares, d'autres pays que le chenil quotidien : il suffit un jour de ne pas descendre à sa station de métro. Ils savaient cela avec une précision plus ou moins éclairée, ils étaient tous de la même bande honteuse qui connaît son état de disette quand elle sort de son travail éternel. A quels jeux employer si tard dans la journée la vacance insolite des mains, la liberté provisoire de la promenade des prisonniers ? où sont les femmes, où sont les amis introuvables, ces choses aussi simples que l'eau et que le pain ?
Alors ils partaient vers des accidents obscurs, que personne ne prévoyait, plus merveilleux que des comètes, en l'an 1000, et qui feraient d'eux des hommes. Tout ce qu'ils voyaient bien étaient les manques de leur vie, leur agitation d'ombres en proie à d'horribles humiliations.
Il était temps pour eux, il allait être trop tard d'avoir des yeux capables de voir le monde, de mettre la main sur un animal charnel, sur des objets à trois dimensions, de vivre soudain une telle journée qu'ils seraient assurés que la vie en général n'est pas le songe irrémédiable de leurs anciens déserts. Ils se dirigeaient à tâtons vers une découverte, et une invention substantielle, comme celle de la Sainte Croix, qu'ils ne désiraient même pas clairement, parce qu'ils s'étaient toujours endormis, éveillés dans une ombre si noire que leurs désirs n'étaient pas nommés, comme un couteau, comme un chien, comme Dieu.
J'attends parmi eux, nous sommes des émigrants. Je ne juge pas, toute la méthode pour penser est aux orties, je tremble d'inquiétude. La porte s'ouvre. On parle autour de moi du départ, on me fait des recommandations, je respire dans un vertige que je devais trouver agréable. On me dit adieu, je file comme un mort.



in Paul Nizan, aden  arabie, Maspero, 1960 (pour mon édition : la première édition date de 1931 chez Rieder) ; ci-dessus, c'est le texte du chapitre IV.



Trente ans que la préface de Sartre m'aura empêché de lire cette merveille ... ce pleurnichard monument d’autojustification entarte mon volume sur un bon tiers et m'est toujours tombé des mains après vingt pages ! Cette fois, aux grands maux, les grands remèdes, j'ai commencé où il faudrait toujours commencer, à la page un de l’œuvre.
A la réflexion, je peux aussi bénir Sartre et son apologie de lui-même de m'avoir conservé vierge un trésor au fond de ma bibliothèque.