mercredi 16 mai 2018

Le Havre et Raymond Queneau


PORT

Le mur qui s'allonge
et le toit qui plonge
les bois tout pourris
ne sont plus ici

La grue très oblique
les porcs les barriques
bien que disparus
sont rien moins que vus

Ce bateau sans grâce
près du ciel s'efface
laissant le jour gris
s'enfuir avec lui

                                       Le Havre, 1920

in Les Ziaux (1920-1943)




ADIEU

Adieu ce grand pont ces horizontales
ses arches ses murs et ses escaliers
ses fers peints en rouge et ses balustrades
adieu ce grand pont qui baigne ses pieds

adieu la maison et ses verticales
sa toiture mauve et ses volets gris
sa radio béante et dominicale
adieu la maison d'où je suis parti

adieu cette ville et sa vie oblique
ses pavés bien nus son asphalte noir
ses squelettes gras ses os méphitiques
adieu cette ville où meurt ma mémoire

in Marine (1920-1930)




Est-ce moi, ou la voix de Queneau ne tremble-t-elle pas toujours un peu quand il s'approche du Havre ? Dans les poèmes ci-dessus bien sûr (dont j'ai toujours tant aimé ce "sa radio béante et dominicale", un alexandrin d'anthologie !) mais plus encore, et pour cause, dans celui-là, qu'on pourrait dédier à toutes les villes martyres de toutes les guerres :




LE HAVRE DE GRACE

Il ne faut pas chercher espace ni souvenir
Dans la poussière énorme où dorment les maisons
Il ne faut pas chercher le temps et la mémoire
Dans la ferraille obscure où s'ébrèchent les toits
Je n'aurai pas cherché le vin ni le plaisir
Dans le vide indigo d'une fenêtre aveugle
Je n'aurai pas cherché le moment et l'histoire
Dans les rues abruties sous le poids des murailles
Les plans retraceront cette topographie
Les archives créeront cette chronologie
La mort s'affirme pure au creux des brèches sèches
Le sable se répand sur les jardins majeurs
Et l'école écroulée aspire mon enfance
Squelettes d'épiciers squelettes de tailleurs
Cadavre dispersé de la vieille librairie
On a tué tous les murs on a tué la lumière
Déjà des souvenirs commençaient à crever
On a tué tous les murs bétail supplémentaire
Je meurs par tout quartier La ville toute entière
Saute dans le matin en petites poussières
Dont l'une fut mon cœur dont l'autre fut ma main
Et ma tête et mon pied et mes cahiers scolaires
Et l'angoisse et le pain et les jeux et la nuit
Un balai un balai pour toute la poussière
Je suis si mort déjà que je puis rire aux larmes
Et la mer lessivait ce qui veut bien blanchir

in L'instant fatal (1943-1948)






Le Havre, 1945
mais ce pourrait être Grozny, Alep ...



Ces deux poèmes sont extraits de Raymond Queneau, L'Instant fatal, précédé de Les Ziaux, Poésie/Gallimard