image extraite de 10000 soleils
Un peuple, c'est la conjonction d'une histoire et d'une géographie. On ne vit pas impunément dans un paysage. Cette vieille idée du père Taine, le jeune cinéma des pays marxistes l'a ragaillardie avec une vigueur singulière. Dès les sublimes premières images du "Premier maître", Mikhalkov-Kontchalovski nous avertit que l'aventure de son soldat-maître d'école n'existe pas séparée du vide où l’enferment les montagnes désertiques qui rangent les Kirghizes au bout du monde. Même avertissement pour "10000 soleils" : on ne comprendra rien à l'histoire de la Hongrie, et particulièrement à cette histoire hongroise-là, si l'on oublie cinq minutes que la Hongrie est une plaine, que les tumultes la traversent comme le vent, et que si l'on veut y être présent (il s'agit de simple présence et non de résistance), il faut s'y tenir debout comme on tient debout contre le vent : les bras le long du corps, les pieds enracinés.
Pour plus de sûreté, Kosa va nous l'imposer, sa plaine, en un leitmotiv acharné. Nous ne l'oublierons pas : "10000 soleils" est d'abord un film horizontal. Donnant à voir cette horizontalité, Kosa procède par très vastes plans généraux, dont il souligne la dominante horizontale tantôt par le travelling latéral, tantôt par la représentation d'alignements immobiles (peupliers, sacs de grain, files de maisons identiques, paysans en rang d'oignons), tantôt par des alignements mobiles, c'est-à-dire par des défilés, cordons de chevaux au trot et trains divers dans les lointains et les demi-lointains - rien de mieux, pour l'horizontal, qu'un train plutôt de marchandises (ce sont les plus longs) teufteufant à travers champs en sereine ligne droite parallèle à toute la largeur du plus large écran.
Qu'on me pardonne cette courte flambée de lyrisme technique : elle vise à prévenir, sans attendre, que l'image de Ferenc Kosa est extrêmement concertée, mais qu'il serait du dernier grotesque de beugler au formalisme ou à l'esthétisme ou à je ne sais quel autre péché aussi abominable, puisque cette recherche de l'expression plastique n'est jamais gratuite. Chaque seconde du flm le prouve.
Sur cette plaine, des paysans, cela semble aller de soi. Moi qui suis beauceron, je sais que dans cette débauche de lignes horizontales qu'est une plaine, un paysan c'est une petite verticale. Un paysan c'est un homme debout. Beauceron ou Hongrois, c'est aussi un amour de la terre qui transforme toute affaire de partage de champs ou de bornage en drames passionnels. C'est la même méfiance envers la ville d'où surviennent toujours des "étrangers" qui chambardent tout, donnent des ordres, qui causent et ne travaillent jamais. C'est la passivité à l'égard des saisons, qui sont le vrai visage du temps (les 10000 soleils), ce mélange de patience et de soumission, d'entêtement et de docilité, que, sur combien de calendriers agricoles vantant la machinerie Mac Cormick ou les engrais Truffaut (en Beauce, pas en Hongrie, du moins je le suppose), Millet immortalisa dans un increvable plan fixe.
Ces constantes de la mentalité paysanne, Kosa ne les traduit pas seulement dans l'anecdote grâce au détail psychologique, mais dans l'image - foules immobiles (sauf pour de brefs sursauts) résignées ou expectatives mais toujours plantées droit, tantôt photographiées à hauteur d'homme lorsque Kosa entend indiquer l'ampleur d'une présence, d'un témoignage collectif qu'il situe dans l'ampleur d'un paysage indissociable, tantôt en plongée lorsque Kosa veut donner l'impression de foules humiliées, confondues avec la terre que l'on foule, paysans-prolétaires alignés comme le bétail qu'on marchande à la foire.
Et voilà qu'ils l'ont, leur Angélus. Mais pas celui qui dégoutte des clochers à heures fixes et qu'on reçoit en courbant la tête et les mains jointes. L’Évangile rouge. Et l'accélération suffocante qu'il flanque aux saisons. Écartèlement prodigieux que symbolise la première image du film : un attelage de bœufs traînant un bidule de grande taille et résolument moderne, qui tient de l'échelle pour pompiers new-yorkais et du gazomètre un peu maigre. A peine trente ans (10000 jours), tout juste une génération entre le Moyen Age et la collectivisation : entre des temps féodaux où un propriétaire pouvait exiger d'un paysan qu'il s'agenouille pour demander pardon à son cochon et le temps où s'instaure jusqu'au fin fond des campagnes le régime socialiste - non sans à-coups, particulièrement en Hongrie, où eut lieu la convulsion de 1956.
C'est en tressant ces trois thèmes comme une natte, la plaine, les paysans, la bousculade révolutionnaire (l'espace, les hommes, le temps) que Kosa construit son film. Pas question de dérouler ces trente ans à la façon de la reine Mathilde tricotant à Bayeux l'histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands : "10000 soleils", si horizontal qu'il soit, n'est pas une fresque documentalo-édifiante. C'es la vie qui intéresse Kosa. La vie quotidienne : les travaux et les jours, le tri des patates et le lavage de la vaisselle. L'événement n'y retentit que par ses conséquences les plus lointaines (et peut-être les plus déformantes), par sa résonance la plus exténuée - 1956, c'est un commando de jeunes gars à brassards tricolores réquisitionnant du ravitaillement et poussant au règlement des vieux comptes.
Et ce sont ces vieux comptes qui importent. L'Histoire n'agit que ressaisie par les (petites) histoires, elle n'existe qu'incarnée dans les drames personnels - ici, le drame d'une famille paysanne dont le père appartient à cette génération à qui il a été demandé de passer sans transition du servage au kolkhoze. C'est-à-dire d'une situation où le paysan ne possédait pas la terre qu'il cultivait à une situation où, possédant enfin la terre, il n'en possède pas les fruits - où on l'invite, après l'avoir libéré de l’esclavage, à se libérer de la terre. Sacrifice immense exigé pour le bonheur de la future génération, celle du fils, les prochains dix mille soleils "qui luiront sur la mer". Sacrifice difficile à avaler par des gens pour qui la terre (et toutes les traditions qui s'y rattachent) c'est leur chair.
On comprend, et Kosa nous fait comprendre, les erreurs, les maladresses, les malentendus, les contradictions. Rien n'est théorique. L'historique est "chauffé", compliqué par le privé, le collectif par l'individuel. Ce qui, donné à voir, se traduit par le mouvement qui, à l'intérieur d'un plan d'ensemble, part à la recherche d'un détail auquel la caméra s'attache ; ou par le montage enlaçant plans d'ensemble et plans rapprochés. Pulsation chaleureuse qui charge les images d'un poids semblable à celui de la chair. La preuve : le temps s'y lit au vieillissement des visages.
Nous n'en barbotons pas pour autant aux abords du réalisme socialiste. Pour Kosa, on l'a déjà deviné, l'image se veut totalement significative. Elle ne recule pas devant le symbolisme : cavalcade de chevaux crinière au vent sur un pont = liberté, aux yeux de condamnés au bagne et à la corvée. Au besoin, elle s'écartera du réel pour signifier davantage. Recherche des contrastes en noir et blanc (sur le thème général : homme sur nature, paysan sur plaine, noir sur blanc) ; voix pas exactement détimbrées à la Bresson mais cantonnées dans les tonalités graves, litanie en accord avec le hiératisme des attitudes ou l'immobilité dressée des foules ; mouvements de foules lorsqu'elles bougent, concertés presque jusqu'au ballet - d'où la présence physiquement sensible de l'être collectif qu'est la paysannerie hongroise ; le son y est symbolique lui aussi : un train passe sur le pont, on entend hennir, les chevaux jadis libres sont aujourd'hui réquisitionnés et embarqués dans la direction opposée à celle où on les avait vu trotter crinière au vent, et c'est par cette image que Kosa nous annonce la guerre. Autant de "déformations" qui font de "10000 soleils" autre chose qu'un récit : un poème où, dans le tissu même du chant, le drame de quelques individus se trouve indissociable de l'épopée historique du socialisme confondue avec l'humble épopée du travail de la terre.
6 décembre 1967
l'affiche hongroise de 10000 soleils
in Jean-Louis Bory, La nuit complice, 10/18, 1972, le deuxième recueil (après Des yeux pour voir) des critiques parues dans Le Nouvel Observateur.