Petit rappel des destinées de ce livre
Quand par hasard, en 1934, le manuscrit de ce livre parvint à la connaissance du Pr Ernst Karl Winter, alors premier adjoint au maire de la ville de Vienne, celui-ci prit spontanément la décision de le publier à l'imprimerie de ses éditions Gsur, qui fabriquait ses pamphlets polémiques et cinglants, violemment combattus, fondés sur une théologie socialiste.
Trois mois tout juste après la parution, l'ambassadeur d'Allemagne, M. von Papen, exigeait au nom du gouvernement du Reich qu fût saisi et détruit ce "méchant ouvrage" qui représentait "un outrage prémédité à la conscience aryenne de la race et une grossière altération de l'histoire germanique".
Un beau matin, avant l'ouverture des bureaux, l'auteur responsable du texte fut assigné, par le chef de la presse autrichienne, M. le Ministre Ludwig, à comparaître à la chancellerie : "Notre gouvernement se voit malheureusement contraint de faire confisquer votre petit ouvrage, que soit dit en passant j'ai lu avec grand plaisir, afin de prévenir des mesures plus graves, à savoir le transfert de votre précieuse personne auprès des autorités du Grand Reich".
Quatre ans plus tard, après l'Anschluss, brutale annexion de la Marche orientale, le ministre Ludwig fut fait prisonnier avec un grand nombre d'autres collègues ; Ernst Karl Winter fut condamné à l'exil avec sa famille qui comptait dix têtes ; son auteur fut poursuivi par un mandat d'arrêt ; il eut cependant la chance de réussir, au poste frontière autrichien de Feldkirch, une tentative d'évasion pour échapper aux mains de la Gestapo ...
La présente édition restitue sans changements la version originale que le Pr Ernst Karl Winter, décédé depuis lors, avait eu le temps de vérifier.
Car bien que le commentateur de cette "chronique familliale", plus vieux des vingt-six années de catastrophes historiques vécues par lui, considère maintenant que bien des passages auraient besoin d'être complétés, il ne désire pas rajouter de pièces après coup ; ni tenter d'en imposer au lecteur par une apparente actualisation qui, dès demain, sera une fois de plus lamentablement dépassée.
Ascona, avril 1960
Je n'avais pas pensé à ce livre drolatique du temps des débats sur l'identité nationale mais ce temps consternants n'ayant pas vraiment passé, il reste d'actualité !
Car les Müller aussi ont eu des ancêtres sous Charlemagne ... et même au temps de Tacite, non mais ! Ce qui fait de leur généalogie la plus agréable façon de réviser l'histoire de l'Allemagne. De réviser sa littérature aussi, tant on y voit circuler de personnages classiques dans des situations assez différentes de celles où les auteurs les ont placés : ceux de Die Hermannsschlacht, par exemple, que Kleist avait déjà piqué à Tacite, mais on voit aussi passer un cornette dont la mort est nettement moins glorieuse que celle de l'ancêtre de Rilke !
Traduit par Hélène Belletto dans la collection "Pavillons" de Robert Laffont, 1982.
De la version originale, j'avais conservé une impression plus forte d'une suite de pastiches (de la poésie scaldique au roman romantique) mais ce n'est qu'un vieux souvenir et je n'ai pas été vérifier.
Un petit extrait aux couleurs d'actualité :
Tandis que le fils aîné de Wolf reprenait le métier de cocher déjà exercé par son père, héritant également de sa grossièreté et de son ivrognerie, le second, qui était en même temps le plus jeune des enfants, acquit des connaissances linguistiques et des manières civiles, grâce à son mariage. Le vieux avait autrefois ramené un curieux chargement : des réfugiés français que par un jour d'hiver glacé il avait ramassés morts de froid au bord de la route avec tout leur saint-frusquin, des huguenots de la ville de Paris : l'homme, la femme et leur fille. Ils restèrent quinze jours logés chez les Müller, où la femme mourut d'épuisement. Un monde nouveau avait pénétré avec eux dans le petit village du Brunswick. Les récits des étrangers firent naître dans la tête des Müller l'image grotesque d'un centre de dissipation orientale, de vices babylonesques et de cruauté pharaonique. Le vieux huguenot Letellier, qui avec le zèle le plus opiniâtre avait remis sur pied son entreprise parisienne, une bonneterie, soir après soir fumait tranquillement une longue pipe d'argile, assis auprès de la cheminée des Müller ; à côté de lui, Modeste, sa fille : jolie, un peu forte, mais que les braves gens trouvaient cependant infiniment gracieuse ; elle comprenait juste assez d'allemand pour servir d'interprète quand son père, à l'infini, décrivait leur fuite - cachés entre les balles d'étoffe d'un cargo, les nuits passées dans la forêt, détroussés par des aubergistes, rejetés par toutes les autorités, évités de tout un chacun -, racontait les affres des malheureux privés de leurs droits. Eberhardt, le second fils, la regardait fixement tandis qu'elle s'efforçait de rassembler ses mots, la considérant comme une fée merveilleuse ; il imitait chacun de ses mouvements, craignant sans cesse de commettre une maladresse ; en secret, il potassait le français.
De Mehring, qui fut des fondateurs de Dada à Berlin, on peut aussi lire, La bibliothèque perdue - Autobiographie d'une culture, traduit par Gilberte Marchegay, aux Belles Lettres (2014)