Le sous-titre de ce livre paru en 1958 le résume : avec De Dada à l'abstraction, Ribemont-Dessaignes repasse l'histoire de la première moitié du vingtième, comment le Surréalisme, qui ne se voulait pas Art mais Libération, en est venu à combler dans la société bourgeoise le trou que Dada y avait creusé, récit sans complaisance mais évitant toujours de tomber dans les procès ad hominem dont l'avant-guerre ne fut pas avare. Ainsi, son point de vue critique sur André Breton reste toujours très mesuré, à des lieues du ton de Un Cadavre ... dont il fut un des instigateurs et premiers signataires !
Crouch, Shadow sings
Son point de vue sur l'évolution contemporaine (on est en 1958 mais à l'âge de l'enlisement, comment s'étonner qu'on puisse encore lire ce texte comme contemporain ?) n'aurait pas surpris René Daumal, son camarade du Grand Jeu :
Le mouvement abstractivant ne pouvait se poursuivre que dans l'absence de l'alternative beau-laid. Un tachisme élargi (...) doit exercer son action en dehors de toute appréciation esthétique les formes, également délestées de toute appréciation objective et esthétique, doivent jouer entre elles avec assez de vigueur pour faire naître une expression où, nulle idée n'étant en cause, ni aucune figuration d'objet nommable, c'est alors le concret posé sur la toile qui est l'élément moteur. Ceci paraît tout à fait paradoxal, peut-être, mais répond aux exigences du renouvellement en cours, s'il veut sortir du marasme confus et morne dans lequel il menace de s'enliser.
Ce n'est pas sans raison qu'au sujet d'une motivation de l'emploi des taches j'ai parlé de sordidité et de décrépitude : elles sont à la base de la ruine de l'esthétique. De même que la loi de la dégradation de l'ordre universel conduit au parfait désordre, lequel est en somme l'équivalent du silence total de toute volonté d'ordre pouvant coïncider avec l'Art tel qu'il est conçu par toutes les philosophies esthétiques. L'Art ne peut plus se renouveler qu'en étant absence d'ordre. Mais attention ! il faut insister sur le fait que cette absence d'ordre, ce parfait désordre ou ce désordre absolu, comme on voudra, deviennent entre les mains humaines de simples facilité de construction nouvelle. Faire un joli tableau constitué par des taches sans signification est probablement plus facile, car il y a des siècles que l'habitude de construire est prise avec n'importe quoi. Pourquoi pas avec des taches ? Et puis, qu'est-ce que le complet désordre atteint par la loi de dégradation ? c'est l'absence de vie, en tout cas. Absence de vie est aussi absence d'art. Voilà pourquoi de cet amas confus de considérations jetées pêle-mêle dans le combat doit surgir une arrière-pensée, semblable à une arrière-garde qui ne peut pas ne pas intervenir : au point où nous sommes arrivés, il faut saisir le moment où du parfait repos dans le désordre se présente la vie dans son premier mouvement, la vie à l'état naissant.
Peut-être est-ce fort difficile. Et peut-être aussi peut-on avec peine distinguer l'état naissant de l'état mourant. N'oublions pas que pour connaître le parfait repos du désordre suivant la dégradation universelle, il faut suivre cette dégradation universelle pas à pas, degré à degré, c'est-à-dire vivre soi-même dans une atmosphère de ruine, dans la poussière de l'érosion dernière ... Si l'on saisissait au contraire un point situé par-delà le plus bas de ce repos, c'est-à-dire dans un de ces moments cycliques de reprises d'ascension trompeuse (il est bien difficile d'imaginer que le parfait désordre est atteint puisque nous sommes vivants et que la vie est ordre), on courrait le danger de prendre comme matériel quelque chose de déjà existant, déjà vivant, déjà organisé, un morceau d'art. Et on se retrouve dans le travail à la chaîne, avec l'esthétique et tout le saint frusquin ... C'est ainsi que l'art a si souvent pensé à se régénérer grâce à un bain de jouvence, à l'ascétisme, au primitivisme, à la naïveté. On sait ce que cela donne.
Il faut donc aborder la chaîne à l'extrémité de sa voie descendante. Chercher par soi-même le point de désordre absolu, de la mort sans phrase, là où ne subsiste plus pour l'art aucune possibilité d'exister, où il est détruit dans ses moyens comme dans ses sources, puis ... puis, c'est là l'homme qui parle, c'est à l'homme qu'il faut faire confiance, et à son appétit de vie et à sa faim, sa soif, son amour. C'est à chacun de saisir le point de vie naissante où il peut s'exprimer pour le premier balbutiement et de le fixer. On verra que cette fois la signification des formes employées se précisera, qu'elles seront naturellement expressives. Et qu'enfin l'abstraction aura cessé d'être simplement un refroidissement progressif de la chaleur humaine, et que de nouveau l'art sera prêt à prendre un nouveau départ pour le peuplement de vaste contrées désertiques et improductives : en vérité on oubliera qu'il est art. Il ne sera plus qu'expression. Il sera un nouvel univers dans un miroir.
(in Georges Ribemont-Dessaignes, Déjà jadis, De Dada à l'abstraction, UGE 10/18, 1958)