lundi 20 mai 2019

"Mon cri est comme un bras tendu"




Zdzisław Beksiński


Tout sombre soubresaut du monde connaît ces déshérités qui ont perdu le passé et qui n'ont pas encore ce qui est proche. Car pour les hommes le plus proche même est très lointain. N'en soyons pas troublés , mais ayons la force de garder la forme que nous avons encore reconnue. Cela s'est élevé une fois parmi les hommes, au milieu du destin destructeur, au cœur même de cette ignorance de tout chemin, debout cela semblait exister et les étoiles des ciels alors s'en rapprochaient. Ange, à toi je puis montrer cela, afin que ton regard le sauve et finalement l'élève. Colonnes, pylônes, le sphinx, la cathédrale, son ascension arc-boutée qui s'élève, grise, d'une ville mourante ou d'une ville étrangère. N'était-ce point miracle ? Oh étonne-toi, ange, car c'est nous, nous ô grand ange ! Raconte que nous avons été capables de cela, mon propre souffle ne suffit point pour la louange. C'est ainsi que malgré tout nous n'avons pas perdu les espaces ouverts. (Qu'ils doivent être vastes puisque pendant des millénaires notre sentiment n'a point réussi à les emplir.)

(...)

Ne crois point que je veuille convaincre, ange, et même si je le voulais ! Tu ne viendrais pas. Car mon appel est toujours plein de départ. Tu ne saurais lutter contre un tel courant. Mon cri est comme un bras tendu. Et la main, en haut, ouverte pour savoir, reste ouverte devant toi, comme une défense ou un avertissement, ô Insaisissable.


Extrait de la Septième Élégie, in Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, traduit par Rainer Biemel (Jean Rounault), Allia 2018

J'ignorais complètement cette traduction en prose ; c'est certainement celle que je proposerais à quiconque voudrait aborder les Élégies, avant d'aller vers les versions versifiées (celle de Philippe Jaccotet, en particulier), tant y est grande la tension pour serrer au plus près le sens.