vendredi 19 avril 2019

Les sonnets à Orphée - Restitution métrique -- Roger Lewinter


Inutile d'expliquer ce qu'est une restitution métrique ; la version parallèle du premier sonnet ci-dessous le montre à l'évidence :




Da stieg ein Baum. O reine Übersteigung!
Un arbre, là, monta. O, pur surmontement!
O Orpheus singt! O hoher Baum im Ohr!
O, or, chante Orphée! Arbre, dans l'oreille, haut!
Und alles schwieg. Doch selbst in der Verschweigung
Et, tout, fut silence. En ce silence pourtant,
ging neuer Anfang, Wink und Wandlung vor.
départ s'engageait autre, commencement, signe !

Tiere aus Stille drangen aus dem klaren
Bêtes d'impassibilité, de nids, de gîtes,
gelösten Wald von Lager und Genist;
éparse, claire, de la forêt débuchaient,
und da ergab sich, daß sie nicht aus List
et il advint, que, là, non, en elles, de ruse,
und nicht aus Angst in sich so leise waren,
non plus que de crainte, si légères, étaient,

sondern aus Hören. Brüllen, Schrei, Geröhr
mais, d'entendre. Petits, en leur cœur, paraissaient
schien klein in ihren Herzen. Und wo eben
rugissement, brame, cri. Et, à peine encore,
kaum eine Hütte war, dies zu empfangen,
qui cela, reçût, où même n'était de lutte,

ein Unterschlupf aus dunkelstem Verlangen
à notre soin le plus obscur, refuge donné
mit einem Zugang, dessen Pfosten beben, –
qui, ouvert, tel branchage, frémissant se dresse,
da schufst du ihnen Tempel im Gehör.
là, un temple tu leur créas, dedans l'ouïe. 




Un tour de force, à placer haut parmi les rares tentatives fructueuses de faire "danser" le français !

Et si cela paraît un peu compliqué à suivre, (1) cela n'a rien de plus compliqué que Mallarmé, loin de là, (2) les vers de Rilke ne respectent pas non plus la syntaxe de l'allemand "standard", (3) voici une version plus "classique" (Maurice Betz, 1942), classique au point qu'on croirait du Sully Prudhomme :




Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…

Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était

à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,

— refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.




Et maintenant, comparez :




Un arbre, là, monta. O, pur surmontement!
O, or, chante Orphée! Arbre, dans l'oreille, haut! 
Et, tout, fut silence. En ce silence pourtant, 
départ s'engageait autre, commencement, signe !

Bêtes d'impassibilité, de nids, de gîtes, 
éparse, claire, de la forêt débuchaient,
et il advint, que, là, non, en elles, de ruse, 
non plus que de crainte, si légères, étaient,

mais, d'entendre. Petits, en leur cœur, paraissaient
rugissement, brame, cri. Et, à peine encore, 
qui cela, reçût, où même n'était de lutte,

à notre soin le plus obscur, refuge donné
qui, ouvert, tel branchage, frémissant se dresse, 
là, un temple tu leur créas, dedans l'ouïe.




in Roger Lewinter, Rainer Maria Rilke, Les sonnets à Orphée, I - XXVI, Restitution métrique, Éditions Héros-Limite, 2014