lundi 15 avril 2019

Artaud et Paule -- Bernard Noël


Antonin Artaud
Portrait aux ferrets
24 mai 1947
(RMN)
en regard de la page 16 du livre



Artaud est désormais le grand consumé qui, loin de sortir de sa consumation, en fait sa langue.
Il est, dit-il, celui qui parle la langue de son propre incendie.
Il brûle, et il se sert de sa brûlure pour en traduire l'état et, par cet état, intensifier son humanité. Il est le spectateur de sa chair en proie aux flammes, un spectateur non distant et cependant assez distant pour voir cela de haut, sur sa propre flamme dansant, tandis que sa main trace dans un seul mouvement l'acte qui brûle et la vision qui alimente le feu.
Sa main trace le diagramme verbal de cette double occupation, elle n'écrit pas, elle enregistre le phénomène à sa vitesse. Elle n'inscrit pas du lisible, mais du vif, et à l'instant, et en l'état, et tel quel surgi, et criant.
La graphie des cahiers est l'empreinte même de la vivacité d'Artaud vivant son incendie. Ils ne pouvaient donc qu'être ainsi "écrits" -- dans cette écriture qui obéit aux pulsions et non à la calligraphie. Le sens est dans le mouvement avant d'être dans les articulations de la phrase.
Comparez cela à des volumes édités : l masse d'écriture est devenue des textes clairement établis, avec un appareil considérable de notes. L'illisible est devenu lisible. Est-ce une trahison ?
La sauvagerie a seulement changé d'apparence pour répondre à la nécessité qui veut qu'un livre soit un livre, avec un format, des pages assemblées, un empilement de lignes sur chacune. D'ailleurs, dès les premiers mots, un cri monte, intact, brutal, haletant. Loin d'avoir été atténué, domestiqué, normalisé par le livre, il est encore plus nu dans notre tête du fait qu'il s'arrête moins dans nos yeux. Il n'est plus graphique et par conséquent particulier, il est textuel et mental, autrement dit accessible à tous.
Artaud est là avec une violence à jamais revenante, un corps à jamais imposthume.
Imposthumable !
Artaud le Mômo qui râpe à mort le rhume où s'enroue l'être.
Que s'est-il passé ?
C'est la question que nous devons nous poser sous peine de n'être que de mortifères consommateurs de mots.


in Bernard Noël, Artaud et Paule, Lignes, Éditions Léo Scheer, 2003


Bel hommage à Paule Thévenin
Sans elle, il est probable que la conjonction de la pusillanimité des héritiers (cf l'histoire de l'Adresse au pape et l'Adresse au dalaï-lama) et de la docte lenteur de l’Université  nous aurait à ce jour gratifié d'un demi-tome d’Œuvres Expurgées, ce résidu se trouvant nanti d'un appareil critique supposant de charruer à travers une centaine de thèses ... dont une dizaine exclusivement consacrée à l'analyse physico-chimique du papier ou de l'encre. 
Sur les querelles d'édition des œuvres complètes d'Artaud, on peut toujours lire ceci. Quant aux tomes 27 et sq. , faudra-t-il que l'Université s'y intéresse pour les voir ressortir du coffre-fort de Gallimard ?