mardi 11 juin 2019

D'un "processus de guérison passant d'une enfance à l'autre" ...





 Atelier de l'école de Summerhill
(oui, celle du fameux livre ; laquelle école fut fondée en 1921)



J'ai l'impression que nous, les adultes, vivons dans un monde dépris de liberté. La liberté est une loi en mouvement, qui progresse, évolue et se transforme avec l'âme humaine. Nos lois ne sont plus les nôtres. Elles sont restées en arrière pendant que la vie avançait. On les a retenues par avarice, par désir de posséder, par égoïsme, mais surtout par peur. On ne voulait pas les emporter dans les vagues des tempêtes et des naufrages ; elles devaient rester bien en sécurité. Et en les laissant ainsi en sûreté sur le rivage, elles se sont figées. Et c'est bien là notre malheur : nos lois sont pétrifiées. Des lois qui ne nous ont pas toujours accompagnées, des lois étrangères, sans affinité avec nous. Aucun des mille mouvements nouveaux de notre cœur ne se retrouvent en elles ; notre vie n'existe pas pour elles ; et la chaleur de tous les cœurs ne suffit pas à provoquer ne serait-ce qu'un soupçon de vert sur leurs surfaces froides. Nous appelons à grands cris la loi nouvelle. Une loi qui resterait auprès de nous, jour et nuit, reconnue et fécondée comme une femme. Mais il n'y a personne pour nous donner une telle loi ; c'est trop demander.
Mais personne n'a-t-il songé que la loi nouvelle, que nous sommes incapables de créer, peut commencer chaque jour avec ceux qui représentent un nouveau commencement ? Ne sont-ils pas de nouveau le Tout, à la fois monde et création, est-ce que ne grandissent pas en eux toutes les forces nécessaires, pour peu que nous leur en donnions la place ? Si nous n'entravons pas de façon importune avec le droit du plus fort le chemin de ces enfants en leur imposant du tout fait adapté à notre vie, s'ils ne trouvent rien et se retrouvent obligés de tout faire ? Si nous nous gardons d'élargir en d'approfondir en eux la vieille faille entre devoir et joie (école et vie), loi et liberté : n'est-il pas possible que le monde grandisse en eux, intact ? Certes pas dès la prochaine génération, ni la suivante ni celle d'après encore, mais lentement, processus de guérison passant d'une enfance à l'autre ?



Extrait de Samskola, in Rainer Maria Rilke, Poupées, traduit et présenté par Pierre Deshusses, Rivages Poche (2013)

Samskola est un texte de 1905. L'école "différente" dont il y est question fut fondée en 1901 et existe toujours aujourd'hui (voir ici).