A mille lieux des auto-fictions complaisantes et bavardes, écrire comme un animal lèche sa plaie, lentement, en profondeur et en douceur ; le livre comme cicatrice.
Est-il nécessaire de dire que ce bref livre est une longue marche, pour qui sait lire ?
Chaïm Soutine, Boeuf écorché (1925)
Ce
récit aura pour titre Lambeaux. mais après en avoir rédigé une
vingtaine de pages, tu dois l'abandonner. Il remue en toi trop de choses
pour que tu puisses le poursuivre. Si tu parviens un jour à le mener à
terme, il sera la preuve que tu as réussi à t'affranchir de ton
histoire, à gagner ton autonomie.
Ni
l'une ni l'autre de tes deux mères n'a eu accès à la parole. Du moins à
cette parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dan
les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne
savais pas t'exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le
langage. Et si tu as mené ce combat avec une telle obstination, il te
plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi.
Tu
songes de temps à autres à Lambeaux. Tu as la vague idée qu'en
l'écrivant, tu les tireras de la tombe. Leur donnera la parole.
Formuleras ce qu'elles ont toujours tu.
Lorsqu'elles
se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s'avancer à leur suite la
cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots
ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance
ceux et celles qui s'acharnent à se punir de n'avoir jamais été aimés
ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr
ceux et celles qui n'ont jamais pu parler parce qu'ils n'ont jamais été écoutés
ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte
ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge
ceux et celles qui n'ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse
in Charles Juliet, Lambeaux, POL, 1995
(également disponible en collection Folio)