jeudi 15 juin 2017

LA BALLADE DU PERE-LA-JUSTICE -- Alexandre Zinoviev (1922 - 2006)


Et Dieu fit venir à Lui
Le Père-la-Justice et lui dit :
"Lève-toi et marche sans trêve,
Crie sans épargner tes lèvres, Va partout où montent des pleurs,
Où le juste est dans le malheur,
Et où le faible est opprimé.
Crie pour que l'esclave ne soit plus enchaîné
Crie que l'Idole est un assassin,
Et si les forces te manquent demain,
Si tu restes seul dans la nuit,
Continue à marcher et crie."
Et ainsi répondit le Père-la-Justice :
"Oui, j'irai, et que je périsse
Si je cesse un instant de crier ;
Je vivrai pour clamer, pour hurler."
Vers les hommes il dirigea ses pas
Pour leur dire que l'enfer était là,
Que le malheur les guettait de partout
Et que l'espoir était maigre pour tous.
Mais à peine à parler commence-t-il,
Qu'il entend : "Tais-toi donc, imbécile !
Nous savons fort bien sans ton aide
Qu'il n'est pas de paradis terrestre.
Tu ferais mieux de nous donner espoir,
De nous dire à quoi il faut-il croire,
Car tous les malheurs et les peines,
C'est notre existence quotidienne."
La Justice revient vers les cieux.
Epuisé, il s'adresse à son Dieu :
"O Seigneur, ils se moquent de moi,
Mes paroles les laissent bien froids."
Tout pensif se fit le Seigneur.
"Ta tâche est un rude labeur.
Si j'avais pu en venir à bout,
J'aurais parlé moi-même après tout.
Une histoire me revient à l'esprit.
A présent elle est vieille. On l'oublie.
Celui-là changeait l'eau en vin,
Enseignant la vie juste à chacun,
Leur rendait l'espoir et la foi,
Promettait la vie dans l'au-delà.
Mais il a, comme toi, bien souffert.
Je ne suis, après tout, que Dieu le Père.
Je n'existe que pour l'âme humaine.
Ah, mon Dieu, comme tous ces problèmes,
J'aimerais les résoudre, mais las !
Je ne connais pas de réponse à cela.
Ces réponses tu peux les chercher :
C'est la Monde qui va les donner."
Et le Père-la-Justice s'en fut.
Il n'eut plus de mission, plus de but.
Il marche, orphelin solitaire,
En songeant à cette terre de misère,
Et chanta, en un chant merveilleux,
Que ce Monde était un monde affreux,
Il chanta, et son chant fut affreux,
Que ce Monde était merveilleux.


in Alexandre Zinoviev, Notes d'un veilleur de nuit, traduit par Wladimir Berelowitch, L'Age d'Homme, 1979