mardi 14 avril 2015

Rue involontaire -- Sigismund Krzyzanowski


À six longs coups de sonnette
4e étage, gauche
4, rue Tverskaïa, ou peut-être 3




J'ai fait votre connaissance en suivant le zigzag de votre escalier étroit et plutôt obscur. Sur la plaque d'entrée, sur un fond blanc encadré de rouge, figurait votre nom, inscrit tout en bas. Pardonnez-moi, mais je l'ai oublié. Je me souviens seulement que vous, c'est six longs coups de sonnette. C'est déjà une information ! Le premier coup de sonnette, de préférence bref, est accaparé par le locataire le plus respectable de l'appartement. En général, un enchef, un homme à cartable. Il n'a pas le temps d'écouter et de dénombrer les sonneries. Dès que le premier coup métallique lui heurte l'oreille, il cesse de compter et retourne à ses chiffres et à ses rapports. L'homme aux deux coups de sonnette, lui, n'est pas un être à cartable, mais un adjoint au cartable. Il est respectable grosso modo, il bénéficie d'une ration ipso facto, mais il travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qu'il dorme ou qu'il veille. Alors que le locataire aux six coups de sonnette ne compte pas. C'est un homme qui pâtit patiemment. Rien de plus. Et je sais que vous, qui comptez avec patience vos six sonneries, vous êtes si docile que vous tournerez jusqu'au dernier feuillet cette lettre indésirée. Au fond, c'est tout ce qu'il me faut. Être entendu.
Voilà comment j'ai contacté cette étrange maladie qu'on pourrait appeler épistolomanie. C'était il y a deux ans, quand la vodka suscitait de longues et soudaines files d'attente, et qu'on nous rendait la monnaie en timbres-poste. Je bois. À cause de quoi ? me demanderez-vous. Un regard trop sobre sur la réalité. Je suis vieux - j'ai les cheveux filasses et les dents jaunasses - et la vie est jeune, donc, il faut me laver, comme une tache, m'effacer avec de la vodka. C'est tout.
Comment je commence mes matinées ? Levé de bonne heure, je vais au croisement et j'attends. Comme un chasseur à l'affût. Assez vite, ou parfois pas vite du tout, d'un côté ou de l'autre du carrefour apparaît une carriole remplie de caisses en bois. Dedans, bien fermé sous du verre et des bouchons, il y a de l'alcool. Je sors de mon immobilité et je suis la carriole, où qu'elle aille, jusqu'à l'arrêt et le déchargement. Voilà qui vous donne l'impression de marcher d'un pas solennel derrière un catafalque portant vos propres cendres.
Mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit des timbres, dont on se servait à l'époque pour remplacer la monnaie qui manquait. Que pouvait bien faire un homme vivant à l'écart des autres, loin de tous, avec des timbres ? Ces petits rectangles dentelés et collants destinés à ceux qui communiquent rapprochent leurs cœurs, se collent les uns contre les autres. J'avais accumulé une bonne quantité de timbres. Ils étaient mis de côté, à l'écart, au bout de la table. Et ils voulaient travailler, être compris. Je ne sais trop comment - j'étais à moitié saoul - j'ai séparé leurs dentelures et j'ai décidé (nous autres, les ivrognes, nous ne sommes pas de mauvaises gens) de faire plaisir à un timbre.
Mais à qui écrire ? Personne en vue. Et pas d'enveloppe, pas de papier à lettres. J'ai quand même expédié ma première missive, je l'ai plié en petit bateau, j'ai collé le timbre dessus et j'ai écrit : "Au premier qui la ramassera". Ne restait plus qu'à ouvrir le vasistas et à la jeter, comme dans une boîte aux lettres.
Voilà comment cela s'est passé. Avec mon coauteur, la vodka, nous nous sommes peu à peu pris de passion pour la chose épistolaire. Ça nous fait un peu d'esprit à nous mettre sous la dent. Il ne faut pas vous fâcher. Et d'ailleurs, avec vos six sonneries, vous ne devez pas vous fâcher trop vite. Au fait, à quel coup de sonnette commencez-vous à être nerveux ? Au quatrième, ou peut-être au cinquième ? Comme chacun, vous attendez votre chacune, ou comme chacune, votre chacun. Et moi, je suis vieux, et je n'attends plus ni l'un ni l'autre. Il n'y a plus que l'autre, qui me rend visite : il se glisse dans mon âme en me fixant de ses orbites vides, en me glaçant le sang - et je voudrais ... mais qu'est-ce que je dis ? La bouteille est finie. Je vais en chercher une autre. En chemin, je mettrai la lettre à la boîte. Moi aussi, un jour on me mettre dans une boîte. Alors, au revoir. Ou plutôt, à jamais.


 (in Sigismund Krzyzanowski, Rue involontaire, traduit par Catherne Perrel, Verdier 2014)






Rue Involontaire - Paquet de lettres d'un seul homme à différents destinataires est un texte miraculé, considéré comme perdu et ressuscitant des archives centrales du FSB en 1995 au milieu d'un carton de quatorze œuvres de Klouiev (qu'on a croisé auprès de Essénine ...) qui fut, lui,  arrêté en 1934 et exécuté en 1937. Une explication plausible de ce classement étrange est que l'ensemble des œuvres auraient été saisies chez une secrétaire travaillant pour les deux écrivains. Une excellente introduction à Krzyzanowski,  sans oublier bien sûr l'essai de Vladimir Toporov (L'espace négatif de Krzyzanowski, chez Verdier). À ranger quelque part du côté de Kafka et de Schulz.