mercredi 18 avril 2012

Günther Anders - De la désuétude de l'homme -- Thierry Simonelli


On comprend alors pourquoi la télévision a pu devenir la machine la plus représentative de la deuxième révolution industrielle (*). La télévision est l'aide au développement contre la faim dans le monde des marchandises. Elle y réussit en tant qu'appareil de production de l'homme comme acheteur, comme consommateur, et c'est-à-dire comme moyen au service des produits (AM 1, p. 210).
Le problème de l'adaptation de l'homme au processus de production a donné naissance à un appareil d'une efficacité sans mesure et dont la "terreur douce" (AM 2, p. 131) passe inaperçue. (...) Elle est une machine spécialisée dans la production de l'harmonie de la production et de la consommation, du monde et de la conscience, de l'individuel et du social. Et elle y réussit en produisant le monde comme représentation et l'homme comme être de masse. Devant la télévision "tout un chacun est en quelque sorte employé et occupé comme travailleur à domicile" dans la production de l'homme de masse (Massenmensch, AM 1, p. 103).
Les mécanismes d'harmonisation (Gleichschaltung) de la télévision sont radicalement différents des matraques et des appareils idéologiques des dictatures classiques, désormais obsolescents. Le conformisme réalisé par la télévision prend tous les traits d'une harmonie préétablie où offre et demande congruent. Et ce coup de force se fait sans aucune violence, sans aucun forage. Il passe par le plaisir et la jouissance de la consommation. Les mécanismes d'harmonisation n'y apparaissent plus comme tels.
Qui plus est, la production de l'homme de masse ne ressemble en rien à la production de masses. La consommation télévisée se fait en solitaire, derrière les murs de la maison, de l'appartement. L'homme de masse est en réalité un ermite de masse. La massification se fait de manière solipsiste (AM 2, p. 181).





(*) Thierry Simonelli résume ainsi plus haut la notion de révolution industrielle chez Anders :

La notion de révolution industrielle dessine selon Anders, ce déplacement du sujet de la manière suivante :
La première vraie révolution industrielle est réalisé quand le principe de la machine est itéré. C'est-à-dire : quand la reproduction des machines est assurée par d'autres machines. Le principe d'itération s'accompagne d'une accélération et d'une métamorphose de la production qui refoule l'être humain à la marge de la production. Toutefois, le déplacement du sujet y reste limité au temps de travail. C'est seulement durant le travail que l'être humain perd son privilège de sujet.
La deuxième révolution industrielle réintègre l'homme dans la production, mais comme ressort supplémentaire de la machine. C'est le moment où la production des marchandises est secondée par la production des besoins (la publicité entre autres), c'est-à-dire par la production d'êtres soumis au devoir de satisfaire la "faim des marchandises". L'industrie de la culture accomplit cette inversion du sujet au sein même de son être-au-monde-quotidien.
La troisième révolution industrielle n'est pas de nature technique ou économique ; elles est métaphysique. La bombe atomique représente un tournant historique indépassable. A ce propos, Anders écrit "L'époque des changements d'époque est passée depuis 1945. Depuis lors, nous vivons un moment de l'histoire qui ne constitue plus une époque avant d'autres époques, mais un "délai" [Frist] durant lequel note être ne cesse d'être un "être-tout-juste-encore" [...] Cette troisième révolution est dons la dernière." (AM 2, p. 20). La troisième révolution ne signifie pas pour autant la fin de l'histoire ; elle signifie la possibilité de la fin de l'histoire.
Anders conçoit alors les révolutions industrielles comme une subversion radicale aussi bien de la conception hégélienne de l'histoire, que des espoirs marxiens et de l'analyse existentiale de l'être-là (Dasein) heideggerien.
(...)
La philosophie de la technique de Anders se présente comme une ontologie négative (AM 2, p. 46). Non seulement l'être des choses tend vers une liquéfaction progressive en raison de l'accélération du cycle production-distribution-consommation, mais l'être-là, l'être humain lui-même, se dissout dans la schizotopie des images et la "purée temporelle" (Zeitbrei) d'une existence dépourvue de sens.



Les références AM 1 et AM 2 sont celles des éditions allemandes des deux volumes de Die Antiquitheit des Menschen chez Beck (1987, 1990 respectivement).



Le livre de Thierry Simonelli est disponible aux éditions du Jasmin.





Par le glissement de la télévision à l'internet puis à l'internet mobile, les progrès de la technique ont permis à l'ermite de masse de passer un cap supplémentaire : la massification n'a plus besoin des murs pour assurer l'isolation ; l'ermite nomade de masse est devenu la forme normale de l'être-au-monde-quotidien (si on veut bien conserver cette forme vieillie où "monde" fait un peu pièce rapportée ...). Ermites nomades de masse produisant, distribuant et consommant l'ultime marchandise qui leur fait, par construction, défaut, une individualité.
On revient alors à l'analyse d'Adorno et Horkheimer pour comprendre comment nous devenons rapidement de simples publicitaires d'un nous-mêmes dont le vide nous déçoit.
Et avec Tweeter, nous abordons les rivages enchantés du marketing direct de soi-même ...



"Être" signifie avoir été, avoir été reproduit, être devenu une image et être possédé.
(Günther Anders, L'obsolescence de l'homme - volume 1, traduit par Christophe David à L'encyclopédie des nuisance, 2002)
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