lundi 16 avril 2012

Kulturindustrie -- Theodor Adorno et Max Horkheimer ... encore


L'abolition d'une culture pour privilégiés définitivement bradée n'introduit pas les masses dans les sphères dont elles étaient exclues auparavant, mais entraîne justement, dans les conditions sociales actuelles, le déclin de la culture et fait progresser l'incohérence barbare dans les esprits. Quiconque, au XIXe siècle ou au début du XXe siècle, dépensait de l'argent pour voir un drame ou écouter un concert, accordait au spectacle au moins autant de respect qu'à l'argent dépensé pour y assister. Il arrivait que le bourgeois qui voulait en retirer quelque chose, cherchât à établir une relation avec l’œuvre. On en trouve la preuve dans ce que l'on appelait la littérature d'introduction aux opéras de Wagner et dans les commentaires de Faust. C'était là les premiers pas vers le déballage biographique et autres pratiques auxquelles l’œuvre d'art est exposée aujourd'hui. Même dans les premiers temps du système, la valeur d'échange n'avait pas entraîné la valeur d'usage comme un simple appendice, mais l'avait développé comme fondement de son existence, et cela tourna socialement à l'avantage des œuvres d'art. L'art a imposé certaines limites au bourgeois aussi longtemps qu'il coûta de l'argent. C'en est fini désormais. Maintenant que l'art ne connaît plus de limites et que l'argent a perdu sa fonction médiatrice, il achève d'aliéner ceux qui s'en rapprochent et s'assimilent à lui : on aboutit à la réification totale. Toute attitude critique, tout respect disparaissent également dans l'industrie culturelle : la première devient expertise effectuée mécaniquement, le second, culte éphémère des célébrités. Plus rien ne paraît trop cher aux consommateurs. Ils pressentent pourtant que, moins une chose est chère, moins elle leur est donnée gratuitement. La double méfiance à l'égard de la culture traditionnelle comme idéologie se mêle à la méfiance à l'égard de la culture industrialisée comme escroquerie. Réduites à n'être qu'un supplément, les œuvres d'art désormais dégradées sont rejetées secrètement par les heureux destinataires, en même temps que la camelote à laquelle les assimilent les mass-media. Les consommateurs sont supposés se contenter du simple fait qu'il y a tant de choses à voir et à entendre. Pratiquement, tout est accessible. Les screenos et vaudevilles (*) au cinéma, les jeux où il s'agit de reconnaître la musique, les brochures gratuites, les récompenses et les gadgets offerts aux auditeurs de certaines émissions de radio ne sont pas de simples accessoires, mais un prolongement des pratiques exercées avec les produits culturels. La symphonie devient une prime pour ceux qi écoutent la radio et si la technique pouvait faire ce qu'elle veut, le film serait déjà livré dans les appartements comme les postes de radio (+) : il tend déjà vers le système commercial. La télévision annonce une évolution qui pourrait bien entraîner les frères Warner à devenir les défenseurs de la culture traditionnelle et sérieuse, ce qui ne leur plairait certainement pas. Mais le système des primes a déjà influencé le comportement des consommateurs. Du fait que la culture se présente comme un "bonus" avec des avantages privés et sociaux incontestables, la réception de cette culture devient la perception des chances offertes à tout un chacun. Tous se pressent dans la crainte de manquer quelque chose. On ne sait pas très bien ce que l'on risque de manquer, mais on sait que l'on n'a de chances qu'en participant. Le fascisme, lui, espère exploiter l'entraînement donné ainsi par l'industrie culturelle à ce public avide de gratifications pour l'organiser et l'embrigader dans ses bataillons réguliers.
La culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l'échange qu'elle n'est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu'elle n'est plus consommable. C'est pourquoi elle se fond avec la publicité, qui devient d'autant plus omnipotente qu'elle paraît absurde sous un monopole. Les motifs sont, au fond, économiques. Il est trop évident qu'on pourrait vivre sans toute cette industrie culturelle, qui ne peut donc qu'engendrer trop de satiété et d'apathie chez les consommateurs. Mais elle n'est guère en mesure de faire quelque chose d'elle-même contre cette évolution. La publicité est son élixir de vie. Mais comme son produit réduit continuellement le plaisir qu'il promet à une simple promesse, il finit par coïncider avec la publicité dont il a besoin, pour compenser la frustration qu'il engendre.


(*) Intermèdes entre les projections au cours desquels on organisait des concours entre les spectateurs - aux premiers temps du cinéma. (N.d.T.)
(+) Au moment où les auteurs écrivaient ceci, la télévision en était encore à ses débuts. (N.d.T.)



(Allia 2012, traduction de Éliane Kaufholz)