Un autre de ces romans "paraboliques" et cinglants, à placer à côté de La brèche de Makanine, aux antipodes des pesanteurs convenues d'un Sorokine.
Une ligne de chemin de fer, un train unique, le train zéro, venant d'on ne sait où, allant on ne sait où, transportant on ne sait quoi, la station Neuf, ses habitants, dont Vania, l'orphelin dont les parents étaient ennemis du peuple, dont Aliona, fugueuse et boiteuse, une sorte de couple dans le style de La Strada mais sans la route, précisément : ici, seul bouge le train zéro qui déchire en hurlant l'immobilité et l'attente.
Quand on lui avait raconté ce que faisait Aliona, au début, il n'avait pas voulu le croire. Non, ce n'était pas possible.
"Tu n'as qu'à aller y voir toi-même, dit Goussia en montrant le dents. J'y suis allée une fois avec elle, je ne peux plus recommencer, mes nerfs ne tiennent pas le coup. Elle a de ces idées, celle-là ! Quelle tête de mule, quelle cinglée ! Faut croire qu'elle n'a peur de rien, moi, je serais morte de trouille, rien que de trouille ..."
Il eut du mal à tenir jusqu'à la nuit. Il attendait, couché dans son lit. Ça y est, la voilà qui se glisse sans bruit hors du lit, elle fourre ses pieds dans ses bottes de feutre. Enfile une veste matelassée. La porte grince. Il attendit trente secondes, bondit sur ses pieds, s'habilla en vitesse et sortit de la maison. Surtout ne pas lui faire peur avant. Elle marchait vite, courait presque sur le sentier qui menait au pont. Il ne se laissait pas distancer. Elle escalada le remblai jusqu'à la voie, juste dans le tournant. S'allongea. Il grimpa la-haut en s'agrippant à l'herbe gluante et resta immobile, couché de tout son long contre la terre. Il entendait un murmure mais il ne distinguait pas les paroles. Elle parlait toute seule. Elle bredouillait quelque chose. Le train avait déjà surgi des ténèbres et fonçait en grondant sur le pont. D'un seul coup, il recouvrit le corps allongé sur les traverses. Aliona. Alionaaa ! Il enfonça son front dans la terre humide, la bouche ouverte, plantant ses gencives et ses dents dans cette terre. Alionaaa ! Elle était allongée sans bouger, comme une morte. Il tremblait. Son corps devenu tout faible refusait de lui obéir. Il se traîna à quatre pattes vers les rails, l'appela. Du fond des ténèbres montait le sifflement du train zéro traversant la station Neuf. Elle remua. Ouvrit les yeux; ouvrit la bouche. Mais elle était en train de dire quelque chose ! Elle hurlait ! Elle continuait à hurler : "Maman ! Maman !", comme si elle était encore sous le ventre du train rugissant. Maman. Aliona. Alionouchka, Seigneur, mon Dieu, ma petite fille, ma petite sotte, mais qu'est-ce que tu fais là, allez, lève-toi, regarde, tu as la figure toute égratignée, couverte de je ne sais quoi, allons, debout, voilà, très bien, allez, viens, c'est moi, jamais je ne laisserai personne te ... Tu entends, jamais, je te défendrai de toutes mes forces, tu sais, voyons, voyons ... Il l'aida à se relever et, ensemble, cramponnés l'un à l'autre, il descendirent tant bien que mal du remblai en direction des buissons d'osiers. Les chiens mangeurs d'homme aboyèrent dans les ténèbres. Non mais tu es folle ! Est-ce qu'on fait des choses pareilles, et enceinte, en plus, regarde un peu le ventre que tu as, un vrai ballon, non, mais comment peut-on faire cela, pense au bébé, c'est à lui que tu fais du mal, et tout ça pour quoi ? A cause d'un rêve insensé, parce que c'est de la folie, elle n'est pas là-dedans, ta maman, mon chéri, elle a du mourir il y a très, très longtemps, paix à son âme, et si elle n'est pas morte, eh bien, elle vit bien tranquillement quelque part, elle t'attend, et toi, pendant ce temps-là, qu'est-ce que tu fais ? Il ne faut pas t'imaginer qu'on l'emmène quelque part dans ce train, il n'y a pas de gens dedans, c'est du bois, des bottes de feutre, c'est le colonel qui me l'a dit, tu sais, le chef, le rouquin, ce ne sont pas des gens qu'il y a dedans, c'est du bois, des bottes de feutre, des milliers de bûches, des millions de bottes de feutre, ta maman n'est pas dedans, il n'y a personne dedans, arrête de divaguer ... Promets-moi que tu ne reviendras plus ici, réfléchis une seconde, tu crois qu'on entendrait ta voix dans ces wagons qui foncent à toute allure, enfin, s'il y avait des gens dedans, bien sûr ... Tu imagines la voix qu'il faudrait avoir pour crier plus fort que tout ce bruit, que tous ces milliers de tonnes de fonte et d'acier, que toute cette torture, ce martyre de notre vie ? Elle le regarda, les yeux écarquillés.
"J'ai appelé maman ?
- Tu hurlais : "Maman !"
- C'était "Vania !" que je hurlais.
- Mais je suis là, Alionouchka, voilà, il est là, Vania, bien vivant, en chair et en os, le voilà ..."
Il la surveillait. Il l'enfermait à clé. Ne la laissait pas sortir. Seulement, il travaillait. Comme un cheval. Tous les jours. C'était ça, sa vie. Mais la nuit, il rêvait que c'était lui qui était couché sur les traverses, sous le train qui fonçait à toute allure, que c'était lui qui voulait fermer les yeux, mais n'y arrivait pas, lui qui criait sous le ventre des wagons, qui hurlait à se casser la voix en essayant de dire quelque chose, mais au matin, il avait beau essayer, il n'arrivait pas à se souvenir du mot qu'il hurlait sous les wagons, qui il appelait, qui il maudissait. Qu'est-ce que cela devait être, ce mot, ce mot unique, pour qu'on puisse et qu'on doive le crier, nuit après nuit, dans les entrailles d'un train qui passait au-dessus de la tête et du corps d'un homme étendu ? La seule pensée du train zéro lui donnait des sueurs froides. A ce moment-là, s'il avait trouvé le détonateur des explosifs, il aurait fait sauter la Ligne, avec son train mystérieux, ses réservoirs d'eau, ses ponts, ses sémaphores, ses colonels roux et ses chiens mangeurs d'homme, avec leurs habitudes, leurs rêves et tout le bataclan ...
"Tu n'as qu'à aller y voir toi-même, dit Goussia en montrant le dents. J'y suis allée une fois avec elle, je ne peux plus recommencer, mes nerfs ne tiennent pas le coup. Elle a de ces idées, celle-là ! Quelle tête de mule, quelle cinglée ! Faut croire qu'elle n'a peur de rien, moi, je serais morte de trouille, rien que de trouille ..."
Il eut du mal à tenir jusqu'à la nuit. Il attendait, couché dans son lit. Ça y est, la voilà qui se glisse sans bruit hors du lit, elle fourre ses pieds dans ses bottes de feutre. Enfile une veste matelassée. La porte grince. Il attendit trente secondes, bondit sur ses pieds, s'habilla en vitesse et sortit de la maison. Surtout ne pas lui faire peur avant. Elle marchait vite, courait presque sur le sentier qui menait au pont. Il ne se laissait pas distancer. Elle escalada le remblai jusqu'à la voie, juste dans le tournant. S'allongea. Il grimpa la-haut en s'agrippant à l'herbe gluante et resta immobile, couché de tout son long contre la terre. Il entendait un murmure mais il ne distinguait pas les paroles. Elle parlait toute seule. Elle bredouillait quelque chose. Le train avait déjà surgi des ténèbres et fonçait en grondant sur le pont. D'un seul coup, il recouvrit le corps allongé sur les traverses. Aliona. Alionaaa ! Il enfonça son front dans la terre humide, la bouche ouverte, plantant ses gencives et ses dents dans cette terre. Alionaaa ! Elle était allongée sans bouger, comme une morte. Il tremblait. Son corps devenu tout faible refusait de lui obéir. Il se traîna à quatre pattes vers les rails, l'appela. Du fond des ténèbres montait le sifflement du train zéro traversant la station Neuf. Elle remua. Ouvrit les yeux; ouvrit la bouche. Mais elle était en train de dire quelque chose ! Elle hurlait ! Elle continuait à hurler : "Maman ! Maman !", comme si elle était encore sous le ventre du train rugissant. Maman. Aliona. Alionouchka, Seigneur, mon Dieu, ma petite fille, ma petite sotte, mais qu'est-ce que tu fais là, allez, lève-toi, regarde, tu as la figure toute égratignée, couverte de je ne sais quoi, allons, debout, voilà, très bien, allez, viens, c'est moi, jamais je ne laisserai personne te ... Tu entends, jamais, je te défendrai de toutes mes forces, tu sais, voyons, voyons ... Il l'aida à se relever et, ensemble, cramponnés l'un à l'autre, il descendirent tant bien que mal du remblai en direction des buissons d'osiers. Les chiens mangeurs d'homme aboyèrent dans les ténèbres. Non mais tu es folle ! Est-ce qu'on fait des choses pareilles, et enceinte, en plus, regarde un peu le ventre que tu as, un vrai ballon, non, mais comment peut-on faire cela, pense au bébé, c'est à lui que tu fais du mal, et tout ça pour quoi ? A cause d'un rêve insensé, parce que c'est de la folie, elle n'est pas là-dedans, ta maman, mon chéri, elle a du mourir il y a très, très longtemps, paix à son âme, et si elle n'est pas morte, eh bien, elle vit bien tranquillement quelque part, elle t'attend, et toi, pendant ce temps-là, qu'est-ce que tu fais ? Il ne faut pas t'imaginer qu'on l'emmène quelque part dans ce train, il n'y a pas de gens dedans, c'est du bois, des bottes de feutre, c'est le colonel qui me l'a dit, tu sais, le chef, le rouquin, ce ne sont pas des gens qu'il y a dedans, c'est du bois, des bottes de feutre, des milliers de bûches, des millions de bottes de feutre, ta maman n'est pas dedans, il n'y a personne dedans, arrête de divaguer ... Promets-moi que tu ne reviendras plus ici, réfléchis une seconde, tu crois qu'on entendrait ta voix dans ces wagons qui foncent à toute allure, enfin, s'il y avait des gens dedans, bien sûr ... Tu imagines la voix qu'il faudrait avoir pour crier plus fort que tout ce bruit, que tous ces milliers de tonnes de fonte et d'acier, que toute cette torture, ce martyre de notre vie ? Elle le regarda, les yeux écarquillés.
"J'ai appelé maman ?
- Tu hurlais : "Maman !"
- C'était "Vania !" que je hurlais.
- Mais je suis là, Alionouchka, voilà, il est là, Vania, bien vivant, en chair et en os, le voilà ..."
Il la surveillait. Il l'enfermait à clé. Ne la laissait pas sortir. Seulement, il travaillait. Comme un cheval. Tous les jours. C'était ça, sa vie. Mais la nuit, il rêvait que c'était lui qui était couché sur les traverses, sous le train qui fonçait à toute allure, que c'était lui qui voulait fermer les yeux, mais n'y arrivait pas, lui qui criait sous le ventre des wagons, qui hurlait à se casser la voix en essayant de dire quelque chose, mais au matin, il avait beau essayer, il n'arrivait pas à se souvenir du mot qu'il hurlait sous les wagons, qui il appelait, qui il maudissait. Qu'est-ce que cela devait être, ce mot, ce mot unique, pour qu'on puisse et qu'on doive le crier, nuit après nuit, dans les entrailles d'un train qui passait au-dessus de la tête et du corps d'un homme étendu ? La seule pensée du train zéro lui donnait des sueurs froides. A ce moment-là, s'il avait trouvé le détonateur des explosifs, il aurait fait sauter la Ligne, avec son train mystérieux, ses réservoirs d'eau, ses ponts, ses sémaphores, ses colonels roux et ses chiens mangeurs d'homme, avec leurs habitudes, leurs rêves et tout le bataclan ...
(traduit par Sophie Benech chez Gallimard, 1998 ; sorti en 1994 sous le titre Don Domino, enfin Дон Домино ...)
Une recension et d'autres extraits, ici.
Pour ceux qui lisent le russe, Bouïda a mis en ligne les trente premières pages de ce roman sur son blog, ici.
Plus récent, Potemkine ou le troisième cœur est également chaudement recommandé (Gallimard, toujours traduit par Sophie Benech).