dimanche 1 avril 2012

Revue et corrigée N°90


Nouvelle livraison, toujours aussi excellente, explorant les pratiques de la performance sans prétention ni fausse modestie : quoi dire encore sur l'image ? Didi n'aurait-il pas tout dit ? Et avant lui Deleuze ? Et, par récursion, nous revoilà en compagnie des barbus éternels, Platon et Aristote ... sauf que le point de vue (en l’occurrence, celui de Joris Guibert) reste celui, incarné, de praticiens d'aujourd'hui qui, loin d'ignorer les apports de la galerie des ancêtres, s'y confrontent et y aiguisent leur pratique.

Kasper Toeplitz tire ses enseignements (bienvenus et saignants quand il s'agit de pointer comment les outrances de certains critiques peuvent en arriver à déconsidérer les compositeurs qu'ils portent aux nues de leur ignorance, de leur étroitesse d'esprit ou de leur partialité) d'une enquête sur la disparition (annoncée, probable, possible) de la pensée solfégique. Quand les réponses viennent d'un spectre allant de, par exemple, Erik Baron à Zbigniew Karkowski, la lecture s'impose.
Sans grande surprise, la plupart des réponses pointent, avec des degrés dans l'insistance, la progressive obsolescence de la notation solfégique et, corrélativement, le déplacement de la position du compositeur. Nombreux sont ceux qui envisagent sans grande émotion l'évaporation plus ou moins complète de ce rôle, remisé au rayon des antiquités par celui de performer et le partage en réseau.

Tout ceci n'est finalement pas si surprenant mais me laisse un peu sur ma faim : il est un peu rapide de tirer sur les créations sans public (oui, mille fois oui, et bien souvent à très juste raison !) pour enterrer d'un même geste tour d'ivoire de la musique contemporaine, compositeur et partition. Il n'en reste pas moins que les étiques assistances à ces créations se comparent assez honorablement (malheureusement) aux publics tout aussi clairsemés que j'ai pu observer lors de mes passages aux Instants Chavirés.
De même, il est évidemment possible de rappeler que bien d'autres cultures ont su développer des musiques d'une formidable complexité sans recourir du tout à la notation (l'Inde, chère à Jean-Claude Eloy, au premier chef). Le faire sans s'interroger sur le statut de la musique du musicien dans ces cultures et sur les modalités de la transmission, c'est se priver sûrement d'examiner si et comment ce fait empirique indiscutable résonne au présent dans notre culture.

Tout cela s'aligne assez formellement sur l'érosion de la division du travail (compositeur / interprète) et ses positions "acquises" et sur l'émergence de l'individu "entrepreneur de lui-même" (pour ne pas reprendre le terme aujourd'hui réservé, d' "auto-entrepreneur"), dans notre contexte, le performer.
Et cet alignement n'en est que plus satisfaisant quand l'accent, positif, forcément positif, est mis sur le "nomadisme" dudit entrepreneur.
Apparaît alors en arrière-plan la question de la transmission, non de la transmission de pair à (aspirant-)pair (les ateliers, partages d'expérience et autres workshops font ici le job, comme les séminaires ou les congrès le font dans d'autres secteurs ; nihil novi sub sole) mais de la diffusion vers une part plus large du corps social qui n'est ni un public (hé oui, on ne peut quand même pas considérer l'autre sous sa forme immédiatement réifiée de "public", même quand on est performer !) ni un performer "en puissance" : le plus symptomatique de l'ensemble de ces réponses, c'est l'absence absolue, criante, de la figure de l' "amateur".
Les musiques "à faire" (et pas "à écouter") ne constituent plus (ou de moins en moins) un arrière-plan commun. C'est aussi cela qui se joue dans la désuétude de la notation solfégique : certes, il n'y aura bientôt plus personne pour la lire, et donc plus personne pour ânonner la Lettre à Élise ou massacrer la Marche turque.  Quelle forme prendra alors la transmission, la diffusion dans le corps social de la musique comme pratique ?

Les publications de patch MSP ou les partitions graphiques n'y changeront rien ou pas grand chose : la décomposition de la division du travail, c'est aussi l'émergence d'un fossé infranchissable entre ceux qui savent et ceux qui regardent (ou entre ceux qui savent et ceux qui subissent, pour prendre un vocabulaire plus habituel) ; l'émergence d'une "sur-classe" de performants performers nomadisant et performant entre eux au-dessus d'une masse laissée en bas ou en arrière, livrée à Lady Gaga et aux remixes 3D de Claude François en duo avec Edith Piaf. 

La division du travail avait du moins cet effet secondaire de structurer un continuum de pratiques, un escalier (pas un ascenseur ...) qu'on pouvait gravir marche à marche, à la mesure de ses capacités, là où sa décomposition laisse "juste" un fossé à franchir, et tant pis pour qui n'y parvient pas : ce sera Lady Gaga ! Après tout, quoi de plus naturel qu'un patch max/MSP ? Faut être bien couillon pour ne pas se l'approprier, et tout seul dans son coin encore, car les fanfares de PC, où l'on se verrait remettre l'équivalent du pipeau - souffle dedans et essaye de faire comme les autres. Si tu n'y arrives pas, ce n'est pas bien grave, on ne t'entendra pas, et rendez-vous au bar ! - cela se fait un peu attendre. Il me semble même que cette seule éventualité risquerait aujourd'hui d'être rejetée avec mépris ; pourtant, la notation graphique de Cardew se donnait justement (initialement) comme objectif de surmonter l'obstacle de l'ignorance du solfège pour rassembler des pratiquants plus nombreux. On voit là le retournement du libertaire au libéral pratiquement achevé en un exemple quasi-canonique du ruban de Möbius de Michéa (un des trop rares bonheurs d'expression de son Complexe d'Orphée).

C'est donc surtout cela que m'évoque ce tranquille consensus sur la désuétude annoncée du solfège, cette indifférence assumée à la disparition de l' "amateurisme", cet enfermement (in-)conscient dans une dimension entrepreneuriale des pratiques. Décidément, je préfère franchement entendre mon voisin faire subir à Élise les derniers outrages que supporter la nouvelle, forcément nouvelle, play-list de son iTruc.