samedi 20 novembre 2010

Eloge de la transmission -- George Steiner et Cécile Ladjali


Pas facile d'aborder George Steiner ... En effet ! Comment ne pas se sentir un peu "de trop" dans les conversations que ce maître de la critique mène avec les classiques et, accessoirement, comment ne pas rougir à chaque page sur sa propre inculture ?

George Steiner fait un peu peur, à juste titre, à ceux qui sont conscients de n'avoir pas assez ni assez bien lu. Alors, pour se rassurer avant d'aborder Réelles présences, Après Babel ou Le château de Barbe-bleue, il faut lire ce précieux petit livre d'entretiens ; pour y lire la présentation que Cécile Ladjani fait de Steiner, pour y lire ce que Steiner écrit de Murmures (à L'Esprit des Péninsules, 2001, avec une préface de George Steiner), "cantique à trente voix" sur le thème de la Chute écrits par la classe de Cécile Ladjani, pour y lire enfin le message d'espoir qu'à deux ils délivrent sur l'accessibilité à tous de la "haute tradition", sur la nécessité de risquer cette ambition et de se risquer sur le terrain de la transmission de la culture.




"A combien de lycéens ce messager du Logos, ce "témoin pour les témoins" du désastre européen est-il connu ? Mais combien est justice sa discrète intervention dans ce cantique à trente voix. Car c'est dans l'œuvre de Paul Celan, dans la fatalité de son destin, que la littérature va à l'essentiel, à la fragile éventualité du poème quand le langage est devenu glapissement, slogan de la barbarie, aspirine de la consommation publicitaire. Et il est plus qu'émouvant de noter que les participants aux Murmures forment un éventail ethnique somptueux ! Que de peuples, que de langues maternelles, que de legs spirituels radicalement divers, dans ce palmarès. C'est nous faire savoir que l'exil, l'immigration, la condition du marginalisé, la perte de la langue maternelle sont devenus la norme sur une planète en tourmente. Au tout premier plan, ce fut la condition de Celan (comme celle de Dante). Dans une perspective plus large, cette marginalisation, cette mise "hors-la-loi" aide à définir le rôle de la poésie, soit sous tous les régimes totalitaires, soit - cela pourrait être plus grave - sous l'emprise des valeurs matérielles, du technocratique, qui caractérisent l'arrogante vulgarité du marché libre. Celan fut toujours aux côtés des sans-abris. J'ose croire que nos "murmurants" en savent quelque chose."
(George Steiner dans sa préface à Murmures)




(collection Pluriel, Hachette Littérature, 2003)