dimanche 21 novembre 2010

Lectures -- George Steiner


Un autre versant par lequel aborder George Steiner, ce recueil de chroniques du New Yorker ; le spectre est large, de la trahison d'Anthony Blunt à la traduction de Paul Celan en passant par Salvatore Satta (une critique lumineuse (*) de Le jour du Jugement, un chef d'œuvre qui pourrait trouver un public, qui sait ? Traduit par Nino Franck chez Gallimard, 1981), Albert Speer et Soljenytsine. Spectre large mais point de vue élevé tant ces critiques semblent autant d'essais autour des sujets qui hantent Steiner, au premier rang desquels, bien sûr, la lancinante question de l'impuissance (au mieux ...) de la plus haute culture à empêcher l'irruption de la barbarie (au cœur, entres autres, du Château de Barbe-bleue).

(*) extrait :
"Il Giorno est un livre difficile à décrire. La voix stoïque du chroniqueur intervient, et se demande s'il convient de rappeler à une présence spectrale les incidents, les gestes, les dramatis personae de Nuoro, avant ou après la Première Guerre mondiale, si, comme l'a fait le Christ dans l'un de ses commandements les plus énigmatiques et dédaigneux, il ne faut pas laisser les morts enterrer les morts. Satta se moque de la vanité de son entreprise, son ambition de résurrection. Dans le même temps, il reconnaît les prétentions au souvenir : l'appel doux mais pressant des disparus à la remémoration des vivants. Hormis Walter Benjamin, nul mémorialiste ne rend de manière plus saisissante que Salvatore Satta (observez l'augure de son prénom) le droit à la précision dans le rappel des vaincus, des ridicules et de ceux qui présentent les signes extérieurs de l'insignifiance. Dans les pays du Nord, on admet une fois l'an, à la veille de la Toussaint, le murmure frémissant de leur retour. A Nuoro, cette nuit dure toute l'année."



Steiner s'y montre parfois curieusement oublieux, comme dans cet aparté sur le "craquage" d'Enigma, en marge du portrait psychologique d'Anthony Blunt, archétype de la droiture universitaire et espion au service des soviétiques.
Steiner situe ce portrait sous le triple signe de EM Forster ("Si j'avais à choisir entre trahir mon pays et trahir un ami, j'espère bien que j'aurais le cran de trahir mon pays"), des amitiés masculines de Cambridge et du mépris du monde vulgaire par les plus éminents spécialistes universitaires du passé.

Son commentaire sur ceux qui participèrent au craquage d'Enigma se contente de présenter cette participation comme une récréation bienvenue pour ces brillants esprits ... pour une fois que le monde vulgaire valait la peine qu'on condescende à s'y intéresser, en quelque sorte. 
Certes, c'est l'impression qu'on peut retirer de certaines de leurs déclarations un rien désinvoltes ou provocantes mais ce n'est pas vraiment ce qu'on retient des souvenirs de Jack Good, disparu l'an dernier, par exemple (in Codebreakers: The Inside Story of Bletchley Park, Harry Hinsley et Allan Stripp ; Oxford University Press, 1994).
Steiner semble aussi oublier que le monde vulgaire ne faisait pas de cadeaux à ceux qui n'entraient pas dans sa norme sexuelle, quand bien même il se fût agi d'un des esprits les plus brillants du XXème siècle, Alan Turing. Il y avait aussi d'excellentes raisons à cette prévention de l'élite de Cambridge à l'égard du monde vulgaire et de ses conceptions étriquées.



(disponible dans la collection "Arcades", Gallimard, traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, 2010)