samedi 13 novembre 2010

Le Visiteur



Ils ont cherché ce qui n'existe pas, dit le Visiteur. Une doctrine du monde ? Elle n'existe pas, car les lois du monde ne sont que les conventions sur le sens des mots. Une doctrine de la société ? Elle n'existe pas, car les lois de la société ne sont que des règles de comportement inventées par les hommes. Une doctrine de l'homme ? Elle n'existe pas, car l'homme est tout ce qu'on veut, c'est à dire rien. L'homme n'est qu'un visisteur fortuit de ce monde. Dès qu'il existe, il cesse déjà d'exister. Aucune attache, tout est vrai. Et en même temps, tout est faux. Tout a un sens profond. Et rien n'a de sens. Ils sont tous des gens intelligents. Mais l'intelligence exclut le choix, et la science a plus forte raison. C'est bizarre, dit le Barbouilleur. Tout le monde dit le contraire. C'est parce qu'ils cherchent une formule de l'être, dit le Visiteur. Or c'est d'une formule de la vie qu'on a besoin. Une telle formule existe-t-elle, demanda le Barbouilleur. Elle est possible, répondit le Visiteur. Par exemple, demanda le Barbouilleur. Par exemple, le bien et le mal, répondit le Visiteur. Je ne sais pas ce que c'est, répondit le Barbouilleur. Ce sont des variables que l'on peut remplacer par ses propres conceptions du bien et du mal. Lorsqu'on ne fait pas de mal, c'est le bien. Lorsqu'on ne fait pas de bien, c'est le mal. Le bien est aliénable. Le mal est aliénable. Si on donne du mal, on reçoit du mal. Si on donne du bien, on reçoit du bien. Et puis, il y a les souffrances, les plaisirs et le calme. Ici comme en logique, il y a des règles rigoureuses. Personne ne peut interdire de violer des règles de logique. D'ailleurs, elles sont très rarement respectées. Mais si on veut obtenir la vérité, il faut les respecter. De même, personne ne peut interdire de violer les règles de la vie. On les respecte encore moins que celles de la logique. Mais si on veut garder quelque chose d'humain, il faut les respecter. Sans doute, faut-il donc les étudier, dit le Barbouilleur. Hélas, elles restent encore à inventer, dit le Visiteur. Et la religion, demanda le Barbouilleur. L'ancienne religion contient une doctrine de la vie, dit le Visiteur. Mais elle ne peut déjà plus satisfaire les besoins de la vie pratique de l'homme moderne, de même que la logique aristotélicienne ne suffit plus aux besoins de la pratique linguistique des hommes. Nous avons quand même d'étranges conversations, dit le Barbouilleur. Ce qui est étrange, c'est qu'on en ait jamais parlé avant, et qu'on en parle si peu actuellement, dit le Visiteur. L'humanité se trouve devant un choix. Remarque bien que c'est pour la première fois dans l'histoire. Les hommes doivent réfléchir sur l'expérience qui a été tentée chez nous. En toute sincérité et sans pitié aucune. C'est pourquoi il faut parler. Des conversations de ce type sont la tâche primordiale de l'humanité.


(in Les Hauteurs Béantes, Alexandre Zinoviev, 1977, L'Age d'homme, p 245)






A méditer quelque part entre Du communisme au capitalisme -- Théorie d'une catastrophe de Michel Henry (1990 chez Odile Jacob, réédité en 2008 à ... l'Age d'homme) et les "étranges conversations" du blog de Paul Jorion ("Ce qui est étrange, c'est qu'on en ait jamais parlé avant, et qu'on en parle si peu actuellement. (...) Des conversations de ce type sont la tâche primordiale de l'humanité.") ! 

Et bien sûr, toujours se rappeler que l' "expérience" dont parle Zinoviev ne se situe pas forcément dans le cadre du communisme soviétique stricto sensu ; instruit des manuscrits du Schizophrène, le lecteur sait que son point de vue embrasse tous les "Ismes" . Tous. Tout simplement.