mardi 23 novembre 2010

Équité ...


Sans doute le mot le plus galvaudé des réunions entre managers ! Entre ceux qui affirment hautement qu'équitable ne veut pas dire égal sans fournir de plus ample information sur ce que serait positivement l'équité et ceux qui "sentent confusément" qu'on entre là nécessairement dans un domaine que les règles en vigueur ne balisent plus ("hic sunt leones" disaient les cartes anciennes de ces territoires), il y a de quoi entretenir et la conversation et la confusion.


Aristote s'était pourtant attelé à la tâche dans l'Ethique à Nicomaque en particulier :


Il convient à présent de voir quel rapport existe entre la justice et l’équité, entre ce qui est juste et ce qui est équitable. Car on trouve, en les considérant avec attention, que ce n’est pas une seule et même chose, quoiqu’il n’y ait pas de différence spécifique de l’une à l’autre. Il y a des circonstances où nous louons ce qui est équitable, et l’homme qui a ce caractère; en sorte qu’en certains cas, nous employons l’expression plus équitable, au lieu de bon ou juste, pour manifester notre approbation ; donnant à entendre par là que la chose est mieux ainsi. D’un autre côté, à ne consulter que la raison, si ce qui est équitable est quelque chose qui s’écarte de la justice, il semble assez étrange qu’on lui donne son approbation. Car, enfin, ou le juste n’est pas conforme à la vertu, ou ce qui est équitable n’est pas juste (s’il est autre chose) ; ou bien, si l’un et l’autre sont conformes à la vertu, ils ne sont qu’une même chose. Voilà précisément ce qui fait naître le doute et l’embarras au sujet de ce qu’on appelle équitable. Cependant ces expressions sont toutes exactes sous un certain point de vue, et n’ont rien de contradictoire. Car ce qui est équitable, étant préférable à une chose juste d’une certaine espèce, est assurément juste; et, puisqu’il n’est pas une espèce autre ou entièrement différente du juste, il est préférable au juste. Le juste et l’équitable sont donc (en ce sens) une même chose, et comme l’un et l’autre sont conformes à la vertu, l’équitable mérite la préférence.

Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, bien qu’il soit juste, n’est pas exactement conforme à la loi ; il est plutôt une modification avantageuse du juste qui est rigoureusement légal. Cela vient de ce que toute loi est générale , et qu’il y a des cas sur lesquels il n’est pas possible de prononcer généralement avec une parfaite justesse. Et, par conséquent, dans les choses sur lesquelles la loi est obligée de s’expliquer d’une manière générale, quoique ses décisions ne soient pas susceptibles d’une extrême précision, elle embrasse ce qui arrive le plus communément, sans se dissimuler l'erreur de détail [qui peut résulter de ses décisions] ; elle n’en est pas moins ce qu’elle doit être, car l’erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose, puisque la matière des actions humaines est précisément telle.

Lors donc que la loi s’explique d’une manière générale, et qu’il se rencontre des circonstances auxquelles ces expressions générales ne peuvent pas s’appliquer, alors on a raison de suppléer ce que le législateur a omis, ou de rectifier l’erreur qui résulte de ses expressions trop générales, en interprétant ce qu’il dirait lui-même s’il était présent, et ce qu’il aurait prescrit par sa loi s’il avait eu connaissance du fait. Voilà pourquoi il y a une justice préférable à la justice rigoureuse dans tel cas particulier; non pas à la justice absolue, mais à celle qui prononce en des termes absolus, qui dans ce cas sont une cause d’erreur; et telle est précisément la nature de l’équité ; elle remédie à l’inconvénient qui naît de la généralité de la loi. Car ce qui fait que tout n’est pas compris dans la loi; c’est qu’il y a des cas particuliers sur lesquels il est impossible qu’elle s’explique: en sorte qu’il faut avoir recours à une décision particulière ; car la règle de ce qui est indéterminé doit être elle-même indéterminée. Comme ces règles de plomb dont les Lesbiens font usage dans leurs constructions , et qui, s’adaptant à la forme de la pierre, ne conservent pas l’invariable direction de la ligne droite; ainsi les décisions particulières doivent s’accommoder aux cas qui se présentent.

On voit donc ce que sont l’équitable et le juste, et à quelle sorte de juste il est préférable; et l’on voit encore par là ce qu’est un homme équitable: c’est celui qui , dans ses déterminations et dans ses actions, sait s’écarter de la justice rigoureuse quand elle peut avoir des inconvénients, et qui, s’appuyant toujours sur la loi, sait en adoucir la rigueur. Cette habitude ou disposition d’esprit est précisément l’équité : c’est une sorte de justice, ou une habitude qui ne diffère réellement pas de la justice.

(Livre V, section X, La justice





Il faudrait aussi citer les sections III (sur la justice distributive) et IV (sur la justice de compensation) ; comme le management a plus souvent à faire à la justice distributive, on se contentera de retenir que cette justice se fonde sur la règle de proportionnalité : c'est justice que tel qui a contribué deux fois plus à la production d'un bien commun deux fois plus que les autres en jouissent deux fois plus.

Mais qui dit proportion dit mesure, dit critère unique selon lequel juger ... Est-ce justice, pour reprendre l'exemple ci-dessus, de ne prendre en compte que la contribution et de négliger la progression ? Toute personne débutant sur une tâche doit-elle nécessairement subir la conséquence de sa moindre efficacité ?

C'est ici qu'on peut peut-être se simplifier la vie en pensant aux sphères de justice de Michael Walzer (et en simplifiant outrageusement le propos mais entre managers on n'a guère le choix ...) : chacune de ces sphères représente un régime de mesure cohérent et ces différents régimes sont irréductibles entre eux (plus précisément, il importe de veiller à ce que ces régimes soient irréductibles entre eux et qu'un avantage dans une sphère -- celle du patrimoine, au hasard -- ne provoque pas mécaniquement un avantage dans une autre -- celle de la politique, au hasard encore, bien sûr). 

L'égalité est le régime de justice à l'intérieur de chacune des sphères : traiter de façon égale ce qui est égal et donc de façon proportionnée ce qui est inégal (du moins pour la justice distributive). Ce régime peut être assez largement balisé, "objectivé", par les règles en vigueur (atteinte des objectifs, difficulté des objectifs, etc) ; du moins, on le supposera ... entre managers !

Dans ce point de vue, tout autre est le rôle de l'équité : il s'agit de choisir comment prioriser les différentes sphères entre elles et, comme elles sont par principe incommensurables entre elles,  il ne saurait s'agir d'une sorte de "pondération générale" qu'on pourrait appliquer à tous : il s'agit bien de prioriser entre sphères et cette priorisation ne peut se faire que pour chaque cas particulier. Hic quidem sunt leones !