vendredi 9 décembre 2011

Lost in translation ?


Le dernier paragraphe de Gespräch im Gebirg de Paul Celan (1959) et trois de ses traductions françaises (il y en a - au moins - une quatrième, de Stéphane Moses chez Verdier mais je ne l'ai pas lue) :


- ich hier, ich ; ich, der ich all das sagen kann, sagen hätt können ; der ich dirs nicht sag und nicht gesagt hat ; ich mit dem Türkenbund links, ich mit der Rapunzel, ich mit der heruntergebrannten, der Kerze, ich mit dem Tag, ich mit den Tagen, ich hier und ich dort, ich, begleitet vielleicht - jetzt ! - von der Liebe der Nichtgeliebten, ich auf dem weg hier zu mir, oben.

- moi ici, moi ; moi qui dit tout cela, à toi puis le dire, moi qui aurais pu le dire ; qui ne le dis pas, et qui ne te l'ai pas dit ; moi, avec le martagon à ma gauche, moi avec la campanule, moi avec ce qui s'est consumé, avec cette bougie, moi avec le jour, moi ici et moi là-bas, moi en compagnie peut-être - aujourd'hui - de l'amour de ceux qui ne sont pas aimés, moi sur ce chemin ici menant à moi, dans le haut.
(John Jackson et André du Bouchet, in Paul Celan, Entretien dans la montagne, Fata Morgana, 1970)
 
- moi ici, moi ; moi qui peux te dire tout cela, aurais pu te dire ; moi qui ne te le dis pas et ne te l'ai pas dit ; moi avec le martagon sur la gauche, moi avec la raiponce, moi avec la consumée, la bougie, moi avec le jour, moi avec les jours, moi ici et moi là-bas, moi accompagné peut-être - maintenant ! - de l'amour des non-aimés, moi en chemin ici vers moi, là-haut.
(Jean Launay, in Paul Celan, Le Méridien et autres proses, Seuil, 2002 ; édition bilingue)

- moi ici, moi ; moi qui peux te dire tout ça, qui aurais pu te dire ; moi qui ne te le dis pas et qui ne te l'ai pas dit ; moi avec le lis turban à gauche, moi avec la campanule, moi avec celle qui a disparu en brûlant, avec la bougie, moi avec le jour, moi avec les jours, moi ici et moi là-bas, moi, en compagnie peut-être - maintenant ! - de l'amour des non-aimés, moi en chemin ici vers moi-même, en haut.
(Jean-Pierre Lefebvre, en appendice de Georg Büchner, Lenz, Seuil, 2007)



En version parallèle (les coupures sont évidemment arbitraires) :


- ich hier, ich ;
- moi ici, moi ;
- moi ici, moi ;
- moi ici, moi ;

ich, der ich all das sagen kann, sagen hätt können ;
moi qui dit tout cela, à toi puis le dire, moi qui aurais pu le dire ;
moi qui peux te dire tout cela, aurais pu te dire ;
moi qui peux te dire tout ça, qui aurais pu te dire ; 

der ich dirs nicht sag und nicht gesagt hat ;
qui ne le dis pas, et qui ne te l'ai pas dit ;
moi qui ne te le dis pas et ne te l'ai pas dit ;
moi qui ne te le dis pas et qui ne te l'ai pas dit ;

ich mit dem Türkenbund links,
moi, avec le martagon à ma gauche,
moi avec le martagon sur la gauche, 
moi avec le lis turban à gauche,

ich mit der Rapunzel,
moi avec la campanule,
moi avec la raiponce, 
moi avec la campanule,

ich mit der heruntergebrannten, der Kerze,
moi avec ce qui s'est consumé, avec cette bougie,
moi avec la consumée, la bougie,
moi avec celle qui a disparu en brûlant, avec la bougie,

ich mit dem Tag, ich mit den Tagen,
moi avec le jour, 
moi avec le jour, moi avec les jours, 
moi avec le jour, moi avec les jours, 

ich hier und ich dort,
moi ici et moi là-bas,
moi ici et moi là-bas,
moi ici et moi là-bas,  

ich, begleitet vielleicht - jetzt ! -
moi en compagnie peut-être - aujourd'hui -
moi accompagné peut-être - maintenant ! -
moi, en compagnie peut-être - maintenant ! -

von der Liebe der Nichtgeliebten,
de l'amour de ceux qui ne sont pas aimés, 
de l'amour des non-aimés,
de l'amour des non-aimés,  

ich auf dem weg hier zu mir, oben.
moi sur ce chemin ici menant à moi, dans le haut.
moi en chemin ici vers moi, là-haut.
moi en chemin ici vers moi-même, en haut.





Jackson et du Bouchet font quand même un peu trop de tourisme autour du texte ; l'omission de ich mit den Tagen est en particulier assez désinvolte, comme est étrange l'interpolation de ce à toi puis le dire.

Les deux traductions de Jean Launay et Jean-Pierre Lefebvre sont très proches ; j'aime bien le lis turban de l'un qui rappelle l'origine de l'allemand Türkenbund et la raiponce de l'autre qui reste attentif aux sonorités de Rapunzel.

La traduction de heruntergebrannten (qui apparaît également plus tôt dans le texte, aussi associé à la bougie) est un vrai calvaire : la forme est plutôt inhabituelle mais sans ambiguïté ; décomposé, c'est "qui est parti vers le bas (herunter) en étant brûlé (gebrannten) ; très excactement ce qui arrive à la bougie, avec ce petit plus d'éloignement amené par le her, un peu comme si la bougie ne diminuait pas vraiment mais s'enfonçait au loin, sous terre. La solution de Jean-Pierre Lefebvre, qui a disparu en brûlant,  me paraît préférable.

En même temps, la forme herunterbrennen se maintient dans une ambiguïté entre deux évocations, celle évoquée ci-dessus, herunter-brennen, parfaitement adaptée à la destinée de la bougie et une autre, her-unterbrennen qui appelle plutôt l'image de ce qui disparaît en étant brûlé par en-dessous, qui a disparu en fumée, l'image du crématoire. Ambiguïté qui n'est ni flou ou ni obscurité mais souligne les destinées parallèles de la bougie (la flamme du Shabbat ; sur la bougie et sa thématique, voir Proverbes 20, 27 - "La bougie de D-ieu est l’âme de l’homme" - ou Proverbes 6, 23 - "Le Commandement est une bougie et la Torah est une lumière") et des juifs d'Europe.

Dans tous les cas, je ne comprends pas trop les contorsions pour traduire ich, der ich all das sagen kann, sagen hätt können. L'inversion est naturelle en allemand dans une proposition relative et les deux formes verbales se rapportent naturellement à leur complément commun all das. Il me semblerait logique de conserver une construction naturelle en français : moi qui peux te dire, qui aurais pu te dire tout cela, d'autant que la suite est parfaitement naturelle, en allemand comme en français moi qui ne te le dis pas et qui ne te l'ai pas dit ... avec en prime, ici, la difficulté de l'interpolation du complément "le" qu'on aimerait bien éviter mais le français moi qui ne te dis pas et qui ne t'ai pas dit est vraiment bancal.

On n'en finit pas, et ce n'est que le dernier paragraphe d'un texte certes court mais qui court tout de même sur quelques pages.




Allez, un peu de botanique :



le lis turban



la raiponce orbiculaire