dimanche 18 décembre 2011

La brèche -- Vladimir Makanine


Affiche de Bronislaw Zelek
pour La faim de Henning Carlsen (1966)
(source)



Si Le terrier nous parle avec une effrayante précision de notre situation psychologique actuelle, de notre repli dans un refuge qui est aussi un piège, il y a un bref livre qui nous parle sans fard de notre avenir, La brèche de l'écrivain russe Vladimir Makanine (traduit par Christine Zeytounian-Beloüs chez L'imaginaire Gallimard, 2007 ; première parution en 1991 chez Belfond).

Cette parabole a essentiellement été reçue comme une description de l'impasse du régime soviétique, ce qu'elle est assurément, mais, comme d'autres grandes dystopies soviétiques, Djann de Platonov ou Nous autres de Zamiatine, par exemple, on ne peut pas la réduire à cela. 
Cette réception s"appuie sur la coupure entre un monde intellectuel souterrain et un monde de surface où le héros lutte pour conserver à sa vie une humanité que les conditions matérielles rendent toujours plus fragile, toujours plus menacée par le mouvement acéphale de la foule qui erre dans les rues et englue les rares passants qui lui ont encore échappé (quelques pages admirables à vous rendre agoraphobes), sur les allers-retours du héros à travers cet étroit et pénible tunnel qui parfois se resserre au point d'empêcher la communication entre ces deux mondes.

On a peu remarqué, semble-t-il, un bref passage où Makanine donne une autre piste : dans ce passage, les deux univers se chevauchent et coïncident dans l'esprit du héros ; il n'est pas nécessaire d'admettre l'étrangeté d'un monde souterrain peuplé d'intellectuels si on veut bien replacer l'ensemble du processus dans l'esprit du héros et si l'on veut bien alors assimiler la brèche aux efforts immenses qu'il faut déployer pour conserver un peu des lumières, de l'oxygène de l'intelligence quand l'effondrement des empires vous ramène sous le régime du besoin nu. Par là, en ce que nous vivons actuellement est aussi un effondrement comparable à celui qui suivit la perestroika, La brèche nous parle de notre avenir.

Le livre de Makanine est sombre mais sans désespoir ; la dernière page voit même l'apparition, furtive, d'un "homme bon" (n'est-ce pas d'ailleurs celui-là même qui marchait à la tête des Douze à la fin du poème de Blok ?) qui vient contrebalancer le cauchemar prémonitoire de Klioutcharev ; du très grand art : en quatre pages, tout est là, la faillite des élites et leur trahison (ce "- Parle !" qu'ont en commun les enquêteurs, sociologues ou policiers), le naufrage d'un monde, la solidarité.






Le rêve qu'il fait ce jour-là n'est pas aussi affreux, mais terrible néanmoins. Il n'y a plus de tunnel. Il ne reste qu'un orifice réduit. Klioutcharev se penche, y introduit la tête aussi loin qu'il peut et crie. Il leur hurle la première chose qui lui passe par l'esprit : qu'il n'y a plus de bougies ni de piles, que les rues s'obscurcissent rapidement, qu'on a démoli sa caverne et pendu une corneille morte au merisier. (Pas besoin de respecter une logique. Toute information leur sera utile. Leurs ordinateurs sauront la déchiffrer.)
Comme toujours dans les rêves, Klioutcharev est obligé de crier de toutes ses forces. Puis il applique l'oreille contre le trou. Et de l'étroite ouverture lui parvient une voix :
- Parle encore ! Parle nous !...
Ils veulent qu'il continue à les informer, à leur fournir des données, n'importe lesquelles. Et de nouveau, Klioutcharev leur décrit en criant les rues vides, le martèlement des pas de la foule innombrable, les milliers de fenêtres obscures.
De nouveau, il tend l'oreille et de nouveau, il entend :
- Parle !
Il crie que les ténèbres qui s'avancent pennent la place de l'individu. Que même les violeurs et les pillards qui hantent la ville ont peur. Il leur parle de Denis, du morceau de pain dans sa poche, de la famine, des stores baissés qui dissimulent les derniers restes de lumière ... Ses pensées s'embrouillent (mais l'important, c'est qu'il parle. Leurs ordinateurs feront le reste, ils analyseront non seulement le sens de ce qu'il dit, mais l'horreur de son rêve et la sincérité de sa confession). Il a conscience de faire un cauchemar, mais qu'ils fragmentent donc état en moments psychiques, en mouvements de pensée, en information et en autres éléments. Ils doivent être capables de comprendre les mots codés en spasmes et en balbutiements confus, les mots déformés par leur passage à travers le trou (où l'effet d'écho les renvoie en arrière). Ils déchiffreront tout, qui donc le pourrait, sinon eux ?
Il doit recueillir la réponse. Il fait descendre jusqu'en bas une corde assez fine, pas vraiment une corde mais un câble solide qui ne risque pas de rester bloqué. Il en tient une extrémité et sent qu'ils sont en train de fixer quelque chose à l'autre bout. Une réponse, un conseil, une aide (l'entraide mutuelle est la seule forme d'échange directement accessible). Klioutcharev ramène la corde vers lui. Ah, voici qu'apparaît une forme oblongue qui ressemble à un bâton. Klioutcharev ne comprend pas le sens de cet objet qu'il ne distingue pas très bien dans la pénombre grandissante. Il a l'esprit confus d'avoir longtemps crié. Au premier bâton succède un deuxième ; maintenant Klioutcharev, par la vue et le toucher, constate qu'ils sont recourbés à l'une de leurs extrémités , celle qui est fixée au câble. Klioutcharev s'attendait (dans son rêve) à recevoir un rouleau de papier ou un microfilm, (dissimulé dans un bambou, comme ceux qui ont permis de faire sortir secrètement de Chine des cocons de vers à soie). Mais il n'y a pas le moindre texte. Il se serait même satisfait de l'envoi de bougies, longues et étroites de cierges longs d'un mètre. Se pourrait-il que son information sur l'obscurité croissante n'ait pas été comprise (déformée par son cri) ? Klioutcharev, en tant qu'intellectuel, aurait été quelque peu vexé (mais il aurait accepté ; les scrupules ne comptent pas quand la famine règne) si, en guise de réponse, il avait obtenu de longs chapelets de saucisses, si commodes à faire passer. Mais non. Il tire toujours, puis un troisième bâton apparaît, puis un autre, et un autre encore. Il doit bien y avoir une réponse pourtant. Klioutcharev se berce encore d'un mince espoir. Il continue à hisser la longue corde qui paraît infinie et les bâtons émergent du trou l'un après l'autre. Puis son esprit fatigué comprend enfin. Ce sont des cannes d'aveugles. Lorsque l'obscurité deviendra absolue, les gens pourront se déplacer à tâtons en agitant ces cannes le long des trottoirs. C'est là toute leur réponse.
Klioutcharev continue de tirer. Il a déjà extrait des centaines, des milliers de cannes. Enfin, il se réveille. Quel rêve atroce. Et injuste, estime Klioutcharev, parce qu'il manifeste un tel manque de confiance en la raison.

Un homme bon dans la pénombre (ils sont si rares, et si nombreux pourtant). C'est ce passant qui a réveillé Klioutcharev, endormi dos au mur. Son assoupissement n'a pas duré plus de quatre ou cinq minutes.
Une voix, simple :
- Pourquoi dormez-vous dehors ? Il ne faut pas dormir ici ...
Klioutcharev, encore ensommeillé, regarde. C'est un homme d'âge moyen, aux cheveux longs qui lui tombent presque jusqu'aux épaules. Un passant qui a vu Klioutcharev et l'a réveillé.
- Levez-vous, répète-t-il d'un ton ferme, avec un sourire calme et patient. Il ne faut pas dormir dehors.
L'homme lui tend la main. Klioutcharev est en état de se mettre debout tout seul, et l'autre l'aide à peine. Sa main est tiède, un contact agréable dont Klioutcharev garde longtemps la sensation.
Il se lève.
- Eh bien, s'exclame-t-il en s'étirant, le ciel s'est encore assombri.
- Mais il ne fait pas encore nuit, dit l'homme avec ce même sourire que Klioutcharev devine plutôt qu'il ne le voit.
Klioutcharev ramasse ses affaires et se dirige vers son immeuble tout proche. Il se retourne. L'homme est encore là, à la même place ; et ce n'est qu'au fur et à mesure que Klioutcharev s'en éloigne que sa silhouette s'estompe peu à peu (mais pas complètement) dans le crépuscule.






Une bonne dizaine de livres de Makanine a été traduite en français, dont Underground ou Un héros de notre temps (Gallimard, 2002), une élégie aux inconnus de la glaciation brejnévienne également très, très recommandée  !