jeudi 26 avril 2012

Aliénation et accélération - Vers une théorie critique de la modernité tardive -- Hartmut Rosa


Le livre qu'Hartmut Rosa nous devait après l'indigeste pavé qu'il nous avait infligé il y a deux ans (Accélération. Une critique sociale du temps, traduit par Didier Renault, également à La Découverte, 2010), pavé avec ses encombrants tableaux, gage de sérieux, ses demi-affirmations vite reprises aux trois quarts, gage de pondération, son indispensable galerie des ancêtres éclairée à la bougie, le tout lesté d'une interminable bibliographie ; une thèse, en un mot !

Rien de tout cela cette fois ; l'ambition est belle et inchangée (réintroduire la notion d'aliénation dans la théorie crtitique), l'exposé limpide, le livre bref. On y croise les fantômes - laissés dans la pénombre par une bibliographie qui fait la part belle à Habermas et Honneth ; à Charles Taylor aussi - de Marcuse, à propos du principe de rendement comme instanciation dominante du principe de réalité dans la société capitaliste et source potentielle de la rétro-action positive entre les trois formes d'accélération, technique, sociale et du rythme de vie (Rosa pointe plutôt la notion de compétition comme source de cette rétro-action mais la différence me paraît mince), ou de Benjamin et Anders, à propos des spéculations sur le temps "consumé par les deux bouts", par une mémoire qui ne se souvient de rien d'une part et par une accélération du rythme de vie qui va jusqu'à "liquider" l'avenir (au sens de Zygmunt Baumann ou de Marc Augé) d'autre part.


 


Persistance de la mémoire
 Salvador Dali (1931)



Extrait du chapitre 9, L'accélération comme nouvelle forme de totalitarisme


L'hypothèse que je voudrais défendre ici est que, en réalité, l'accélération sociale est devenue une force totalitaire interne à la société moderne et de la société moderne elle-même, et qu'elle doit donc être critiquée comme toutes les formes de domination totalitaire. Bien sûr, je n'utilise pas ici le mot "totalitaire" comme je le ferais pour me référer à un dictateur politique ou à un groupe, une classe ou un parti politique ; dans la société moderne tardive, le pouvoir totalitaire consiste plutôt en un principe abstrait qui assujettit néanmoins tous ceux qui vivent sous sa domination. Je suggère que nous puissions considérer comme totalitaire un pouvoir lorsque a) il exerce une pression sur les volontés et les actions de ses sujets ; b) on ne peut pas lui échapper, c'est-à-dire qu'il affecte tous les sujets ;c) il est omniprésent, c'est-à-dire que son influence ne se limite pas à l'un ou l'autre des domaines de la vie sociale, mais qu'elle s'étend à tous ses aspects ; et d) il est difficile ou presque impossible de le critiquer et de le combattre.

(...) Même les dictatures politiques brutales ne remplissent presque jamais complètement les conditions b, c et d. Il est toujours possible d'une manière ou d'une autre de résister, de se battre ou au moins de s'évader et d'échapper même aux services secrets des tyrans. Au moins ne peuvent-ils pas réguler le moindre aspect de la vie quotidienne.

Avec l'accélération sociale, c'est différent : il n'y a presque aucune arène de la vie sociale qui ne soit affectée ou transformée par les diktats de la vitesse. Puisque la progression de l'accélération sociale transforme notre régime spatio-temporel, on peut très bien le {la ? ndlc} considérer comme omniprésent{e?} et invasif{ive?}. Il {Elle ?} exerce sa pression en induisant la peur constante que nous pouvons perdre le combat, que nous pouvons cesser d'être capable de suivre le rythme, c'est-à-dire de satisfaire tous les besoins (en augmentation constante) auxquels nous faisons face, que nous pouvons avoir besoin de repos et être exclus de la course folle. Ou, inversement, en ce qui concerne le chômeur ou le malade, la peur est celle de risquer de ne jamais être capable de rattraper ceux qui sont déjà dans la course ; d'être déjà laissé pour compte. Si ceux qui sont bien équipés et qui commencent la compétition à des positions privilégiées doivent courir aussi vite qu'ils le peuvent et investir toute leur énergie pour rester dans le jeu, il est rationnel, pour ceux qui partent avec un désavantage, de ne même pas essayer de le combler : ce sont les nouveaux groupes sociaux des exclus en phase terminale, de ce que l'on appelle le "précariat".

Cependant, le point central de mon approche critique est le fait que ces diktats ne sont guère reconnus et perçus comme étant construits socialement : ils ne sont pas formulés comme des affirmations ou règles normatives - qui, en principe, a) peuvent toujours être discutées et auxquelles b) on peut résister et qu'on peut transgresser - et ils ne font pas partie du débat politique. Le temps est encore vécu comme une donnée naturelle, brute, et les gens tendent à se blâmer eux-mêmes de mal gérer leur temps lorsqu'ils ont l'impression qu'il leur en manque.Le temps, jusqu'à maintenant, est essentiellement au-delà du domaine de la politique.



(traduit par Thomas Chaumont à La Découverte, 2012)



mardi 24 avril 2012

La résignation seule est ringarde


La mort peut devenir un signe de liberté. La nécessité de la mort ne réfute pas la possibilité de la libération finale. Comme toutes les autres nécessités, elle peut être rendue rationnelle, indolore. Les hommes peuvent mourir sans angoisse s'ils savent que ce qu'ils aiment est protégé de la misère et de l'abandon. Après une vie comblée, ils peuvent prendre sur eux de mourir au moment de leur choix. Mais même l'avènement ultime de la liberté ne peut racheter ceux qui sont morts dans la douleur. C'est leur souvenir et la culpabilité de l'humanité contre ses victimes qui assombrit la perspective d'une civilisation sans répression.

(in Herbert Marcuse, Éros et Civilisation - Contribution à Freud, traduit par J. G. Nény et B. Fraenkel aux Éditions de Minuit, 1963)





Cité dans ce bon livre Sur Marcuse de Jean-Michel Palmier (10/18, 1968), livre dont la clarté d'exposition parvient à surmonter certaines pages (la section finale consacrée à l' "actualité" d'Herbert Marcuse - donc en 1968 -, tout particulièrement) d'une rhétorique parfois pesante et datée.


Portrait d'un chat parisien (mai 1968)


Relire Marcuse pour ne pas vivre comme des porcs (ici, aussi), comme l'écrivait Gilles Châtelet : 

C’est pourquoi il faut lire et relire Marcuse, l’homme pour qui la résignation seule est ringarde. Résignation qui nous interdit de saisir cette coalition du patient et du rauque qui forge la splendeur de l’individuation humaine.



mercredi 18 avril 2012

Günther Anders - De la désuétude de l'homme -- Thierry Simonelli


On comprend alors pourquoi la télévision a pu devenir la machine la plus représentative de la deuxième révolution industrielle (*). La télévision est l'aide au développement contre la faim dans le monde des marchandises. Elle y réussit en tant qu'appareil de production de l'homme comme acheteur, comme consommateur, et c'est-à-dire comme moyen au service des produits (AM 1, p. 210).
Le problème de l'adaptation de l'homme au processus de production a donné naissance à un appareil d'une efficacité sans mesure et dont la "terreur douce" (AM 2, p. 131) passe inaperçue. (...) Elle est une machine spécialisée dans la production de l'harmonie de la production et de la consommation, du monde et de la conscience, de l'individuel et du social. Et elle y réussit en produisant le monde comme représentation et l'homme comme être de masse. Devant la télévision "tout un chacun est en quelque sorte employé et occupé comme travailleur à domicile" dans la production de l'homme de masse (Massenmensch, AM 1, p. 103).
Les mécanismes d'harmonisation (Gleichschaltung) de la télévision sont radicalement différents des matraques et des appareils idéologiques des dictatures classiques, désormais obsolescents. Le conformisme réalisé par la télévision prend tous les traits d'une harmonie préétablie où offre et demande congruent. Et ce coup de force se fait sans aucune violence, sans aucun forage. Il passe par le plaisir et la jouissance de la consommation. Les mécanismes d'harmonisation n'y apparaissent plus comme tels.
Qui plus est, la production de l'homme de masse ne ressemble en rien à la production de masses. La consommation télévisée se fait en solitaire, derrière les murs de la maison, de l'appartement. L'homme de masse est en réalité un ermite de masse. La massification se fait de manière solipsiste (AM 2, p. 181).





(*) Thierry Simonelli résume ainsi plus haut la notion de révolution industrielle chez Anders :

La notion de révolution industrielle dessine selon Anders, ce déplacement du sujet de la manière suivante :
La première vraie révolution industrielle est réalisé quand le principe de la machine est itéré. C'est-à-dire : quand la reproduction des machines est assurée par d'autres machines. Le principe d'itération s'accompagne d'une accélération et d'une métamorphose de la production qui refoule l'être humain à la marge de la production. Toutefois, le déplacement du sujet y reste limité au temps de travail. C'est seulement durant le travail que l'être humain perd son privilège de sujet.
La deuxième révolution industrielle réintègre l'homme dans la production, mais comme ressort supplémentaire de la machine. C'est le moment où la production des marchandises est secondée par la production des besoins (la publicité entre autres), c'est-à-dire par la production d'êtres soumis au devoir de satisfaire la "faim des marchandises". L'industrie de la culture accomplit cette inversion du sujet au sein même de son être-au-monde-quotidien.
La troisième révolution industrielle n'est pas de nature technique ou économique ; elles est métaphysique. La bombe atomique représente un tournant historique indépassable. A ce propos, Anders écrit "L'époque des changements d'époque est passée depuis 1945. Depuis lors, nous vivons un moment de l'histoire qui ne constitue plus une époque avant d'autres époques, mais un "délai" [Frist] durant lequel note être ne cesse d'être un "être-tout-juste-encore" [...] Cette troisième révolution est dons la dernière." (AM 2, p. 20). La troisième révolution ne signifie pas pour autant la fin de l'histoire ; elle signifie la possibilité de la fin de l'histoire.
Anders conçoit alors les révolutions industrielles comme une subversion radicale aussi bien de la conception hégélienne de l'histoire, que des espoirs marxiens et de l'analyse existentiale de l'être-là (Dasein) heideggerien.
(...)
La philosophie de la technique de Anders se présente comme une ontologie négative (AM 2, p. 46). Non seulement l'être des choses tend vers une liquéfaction progressive en raison de l'accélération du cycle production-distribution-consommation, mais l'être-là, l'être humain lui-même, se dissout dans la schizotopie des images et la "purée temporelle" (Zeitbrei) d'une existence dépourvue de sens.



Les références AM 1 et AM 2 sont celles des éditions allemandes des deux volumes de Die Antiquitheit des Menschen chez Beck (1987, 1990 respectivement).



Le livre de Thierry Simonelli est disponible aux éditions du Jasmin.





Par le glissement de la télévision à l'internet puis à l'internet mobile, les progrès de la technique ont permis à l'ermite de masse de passer un cap supplémentaire : la massification n'a plus besoin des murs pour assurer l'isolation ; l'ermite nomade de masse est devenu la forme normale de l'être-au-monde-quotidien (si on veut bien conserver cette forme vieillie où "monde" fait un peu pièce rapportée ...). Ermites nomades de masse produisant, distribuant et consommant l'ultime marchandise qui leur fait, par construction, défaut, une individualité.
On revient alors à l'analyse d'Adorno et Horkheimer pour comprendre comment nous devenons rapidement de simples publicitaires d'un nous-mêmes dont le vide nous déçoit.
Et avec Tweeter, nous abordons les rivages enchantés du marketing direct de soi-même ...



"Être" signifie avoir été, avoir été reproduit, être devenu une image et être possédé.
(Günther Anders, L'obsolescence de l'homme - volume 1, traduit par Christophe David à L'encyclopédie des nuisance, 2002)
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lundi 16 avril 2012

Kulturindustrie -- Theodor Adorno et Max Horkheimer ... encore


L'abolition d'une culture pour privilégiés définitivement bradée n'introduit pas les masses dans les sphères dont elles étaient exclues auparavant, mais entraîne justement, dans les conditions sociales actuelles, le déclin de la culture et fait progresser l'incohérence barbare dans les esprits. Quiconque, au XIXe siècle ou au début du XXe siècle, dépensait de l'argent pour voir un drame ou écouter un concert, accordait au spectacle au moins autant de respect qu'à l'argent dépensé pour y assister. Il arrivait que le bourgeois qui voulait en retirer quelque chose, cherchât à établir une relation avec l’œuvre. On en trouve la preuve dans ce que l'on appelait la littérature d'introduction aux opéras de Wagner et dans les commentaires de Faust. C'était là les premiers pas vers le déballage biographique et autres pratiques auxquelles l’œuvre d'art est exposée aujourd'hui. Même dans les premiers temps du système, la valeur d'échange n'avait pas entraîné la valeur d'usage comme un simple appendice, mais l'avait développé comme fondement de son existence, et cela tourna socialement à l'avantage des œuvres d'art. L'art a imposé certaines limites au bourgeois aussi longtemps qu'il coûta de l'argent. C'en est fini désormais. Maintenant que l'art ne connaît plus de limites et que l'argent a perdu sa fonction médiatrice, il achève d'aliéner ceux qui s'en rapprochent et s'assimilent à lui : on aboutit à la réification totale. Toute attitude critique, tout respect disparaissent également dans l'industrie culturelle : la première devient expertise effectuée mécaniquement, le second, culte éphémère des célébrités. Plus rien ne paraît trop cher aux consommateurs. Ils pressentent pourtant que, moins une chose est chère, moins elle leur est donnée gratuitement. La double méfiance à l'égard de la culture traditionnelle comme idéologie se mêle à la méfiance à l'égard de la culture industrialisée comme escroquerie. Réduites à n'être qu'un supplément, les œuvres d'art désormais dégradées sont rejetées secrètement par les heureux destinataires, en même temps que la camelote à laquelle les assimilent les mass-media. Les consommateurs sont supposés se contenter du simple fait qu'il y a tant de choses à voir et à entendre. Pratiquement, tout est accessible. Les screenos et vaudevilles (*) au cinéma, les jeux où il s'agit de reconnaître la musique, les brochures gratuites, les récompenses et les gadgets offerts aux auditeurs de certaines émissions de radio ne sont pas de simples accessoires, mais un prolongement des pratiques exercées avec les produits culturels. La symphonie devient une prime pour ceux qi écoutent la radio et si la technique pouvait faire ce qu'elle veut, le film serait déjà livré dans les appartements comme les postes de radio (+) : il tend déjà vers le système commercial. La télévision annonce une évolution qui pourrait bien entraîner les frères Warner à devenir les défenseurs de la culture traditionnelle et sérieuse, ce qui ne leur plairait certainement pas. Mais le système des primes a déjà influencé le comportement des consommateurs. Du fait que la culture se présente comme un "bonus" avec des avantages privés et sociaux incontestables, la réception de cette culture devient la perception des chances offertes à tout un chacun. Tous se pressent dans la crainte de manquer quelque chose. On ne sait pas très bien ce que l'on risque de manquer, mais on sait que l'on n'a de chances qu'en participant. Le fascisme, lui, espère exploiter l'entraînement donné ainsi par l'industrie culturelle à ce public avide de gratifications pour l'organiser et l'embrigader dans ses bataillons réguliers.
La culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l'échange qu'elle n'est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu'elle n'est plus consommable. C'est pourquoi elle se fond avec la publicité, qui devient d'autant plus omnipotente qu'elle paraît absurde sous un monopole. Les motifs sont, au fond, économiques. Il est trop évident qu'on pourrait vivre sans toute cette industrie culturelle, qui ne peut donc qu'engendrer trop de satiété et d'apathie chez les consommateurs. Mais elle n'est guère en mesure de faire quelque chose d'elle-même contre cette évolution. La publicité est son élixir de vie. Mais comme son produit réduit continuellement le plaisir qu'il promet à une simple promesse, il finit par coïncider avec la publicité dont il a besoin, pour compenser la frustration qu'il engendre.


(*) Intermèdes entre les projections au cours desquels on organisait des concours entre les spectateurs - aux premiers temps du cinéma. (N.d.T.)
(+) Au moment où les auteurs écrivaient ceci, la télévision en était encore à ses débuts. (N.d.T.)



(Allia 2012, traduction de Éliane Kaufholz)


dimanche 15 avril 2012

Fouilles -- Charles Juliet


Un extrait de saison, que m'ont remis en mémoire les éclaircies qui font flamboyer les peupliers sur le fond plombé des ciels de giboulée :
  


effondrer raser
le ghetto du moi

sur les feuilles
du jeune peuplier
qui scintillent
dans le vent
la liberté
devient
lumière

(Fata Morgana 1980)


Ce n'est qu'un très bref extrait du poème qui court sur une cinquantaine de pages, sans doute mon recueil préféré du Juliet (en l'état de mes lectures !), carnet de bord d'une résurrection fragile et précieuse, toujours à recommencer.
Quoi, cela aussi, c'est de saison ?

lundi 9 avril 2012

Le train zéro -- Iouri Bouïda


Un autre de ces romans "paraboliques" et cinglants, à placer à côté de La brèche de Makanine, aux antipodes des pesanteurs convenues d'un Sorokine.

Une ligne de chemin de fer, un train unique, le train zéro, venant d'on ne sait où, allant on ne sait où, transportant on ne sait quoi, la station Neuf, ses habitants, dont Vania, l'orphelin dont les parents étaient ennemis du peuple, dont Aliona, fugueuse et boiteuse, une sorte de couple dans le style de La Strada mais sans la route, précisément : ici, seul bouge le train zéro qui déchire en hurlant l'immobilité et l'attente.





Quand on lui avait raconté ce que faisait Aliona, au début, il n'avait pas voulu le croire. Non, ce n'était pas possible.
"Tu n'as qu'à aller y voir toi-même, dit Goussia en montrant le dents. J'y suis allée une fois avec elle, je ne peux plus recommencer, mes nerfs ne tiennent pas le coup. Elle a de ces idées, celle-là ! Quelle tête de mule, quelle cinglée ! Faut croire qu'elle n'a peur de rien, moi, je serais morte de trouille, rien que de trouille ..."
Il eut du mal à tenir jusqu'à la nuit. Il attendait, couché dans son lit. Ça y est, la voilà qui se glisse sans bruit hors du lit, elle fourre ses pieds dans ses bottes de feutre. Enfile une veste matelassée. La porte grince. Il attendit trente secondes, bondit sur ses pieds, s'habilla en vitesse et sortit de la maison. Surtout ne pas lui faire peur avant. Elle marchait vite, courait presque sur le sentier qui menait au pont. Il ne se laissait pas distancer. Elle escalada le remblai jusqu'à la voie, juste dans le tournant. S'allongea. Il grimpa la-haut en s'agrippant à l'herbe gluante et resta immobile, couché de tout son long contre la terre. Il entendait un murmure mais il ne distinguait pas les paroles. Elle parlait toute seule. Elle bredouillait quelque chose. Le train avait déjà surgi des ténèbres et fonçait en grondant sur le pont. D'un seul coup, il recouvrit le corps allongé sur les traverses. Aliona. Alionaaa ! Il enfonça son front dans la terre humide, la bouche ouverte, plantant ses gencives et ses dents dans cette terre. Alionaaa ! Elle était allongée sans bouger, comme une morte. Il tremblait. Son corps devenu tout faible refusait de lui obéir. Il se traîna à quatre pattes vers les rails, l'appela. Du fond des ténèbres montait le sifflement du train zéro traversant la station Neuf. Elle remua. Ouvrit les yeux; ouvrit la bouche. Mais elle était en train de dire quelque chose ! Elle hurlait ! Elle continuait à hurler : "Maman ! Maman !", comme si elle était encore sous le ventre du train rugissant. Maman. Aliona. Alionouchka, Seigneur, mon Dieu, ma petite fille, ma petite sotte, mais qu'est-ce que tu fais là, allez, lève-toi, regarde, tu as la figure toute égratignée, couverte de je ne sais quoi, allons, debout, voilà, très bien, allez, viens, c'est moi, jamais je ne laisserai personne te ... Tu entends, jamais, je te défendrai de toutes mes forces, tu sais, voyons, voyons ... Il l'aida à se relever et, ensemble, cramponnés l'un à l'autre, il descendirent tant bien que mal du remblai en direction des buissons d'osiers. Les chiens mangeurs d'homme aboyèrent dans les ténèbres. Non mais tu es folle ! Est-ce qu'on fait des choses pareilles, et enceinte, en plus, regarde un peu le ventre que tu as, un vrai ballon, non, mais comment peut-on faire cela, pense au bébé, c'est à lui que tu fais du mal, et tout ça pour quoi ? A cause d'un rêve insensé, parce que c'est de la folie, elle n'est pas là-dedans, ta maman, mon chéri, elle a du mourir il y a très, très longtemps, paix à son âme, et si elle n'est pas morte, eh bien, elle vit bien tranquillement quelque part, elle t'attend, et toi, pendant ce temps-là, qu'est-ce que tu fais ? Il ne faut pas t'imaginer qu'on l'emmène quelque part dans ce train, il n'y a pas de gens dedans, c'est du bois, des bottes de feutre, c'est le colonel qui me l'a dit, tu sais, le chef, le rouquin, ce ne sont pas des gens qu'il y a dedans, c'est du bois, des bottes de feutre, des milliers de bûches, des millions de bottes de feutre, ta maman n'est pas dedans, il n'y a personne dedans, arrête de divaguer ... Promets-moi que tu ne reviendras plus ici, réfléchis une seconde, tu crois qu'on entendrait ta voix dans ces wagons qui foncent à toute allure, enfin, s'il y avait des gens dedans, bien sûr ... Tu imagines la voix qu'il faudrait avoir pour crier plus fort que tout ce bruit, que tous ces milliers de tonnes de fonte et d'acier, que toute cette torture, ce martyre de notre vie ? Elle le regarda, les yeux écarquillés.
"J'ai appelé maman ?
- Tu hurlais : "Maman !"
- C'était "Vania !" que je hurlais.
- Mais je suis là, Alionouchka, voilà, il est là, Vania, bien vivant, en chair et en os, le voilà ..."
Il la surveillait. Il l'enfermait à clé. Ne la laissait pas sortir. Seulement, il travaillait. Comme un cheval. Tous les jours. C'était ça, sa vie. Mais la nuit, il rêvait que c'était lui qui était couché sur les traverses, sous le train qui fonçait à toute allure, que c'était lui qui voulait fermer les yeux, mais n'y arrivait pas, lui qui criait sous le ventre des wagons, qui hurlait à se casser la voix en essayant de dire quelque chose, mais au matin, il avait beau essayer, il n'arrivait pas à se souvenir du mot qu'il hurlait sous les wagons, qui il appelait, qui il maudissait. Qu'est-ce que cela devait être, ce mot, ce mot unique, pour qu'on puisse et qu'on doive le crier, nuit après nuit, dans les entrailles d'un train qui passait au-dessus de la tête et du corps d'un homme étendu ? La seule pensée du train zéro lui donnait des sueurs froides. A ce moment-là, s'il avait trouvé le détonateur des explosifs, il aurait fait sauter la Ligne, avec son train mystérieux, ses réservoirs d'eau, ses ponts, ses sémaphores, ses colonels roux et ses chiens mangeurs d'homme, avec leurs habitudes, leurs rêves et tout le bataclan ...





(traduit par Sophie Benech chez Gallimard, 1998 ; sorti en 1994 sous le titre Don Domino, enfin Дон Домино ...)


Une recension et d'autres extraits, ici.

Pour ceux qui lisent le russe, Bouïda a mis en ligne les trente premières pages de ce roman sur son blog, ici.

Plus récent, Potemkine ou le troisième cœur est également chaudement recommandé (Gallimard, toujours traduit par Sophie Benech).

 

samedi 7 avril 2012

Haïkus bretons


Ils sont là depuis longtemps - un an peut-être ? - solidement scotchés à des descentes de gouttière, l'un commence à se détacher, anonymes, sur mon chemin vers la boulangerie :




Creux et ombrageux
toujours généreux
l'arbre mort


Mondrian - L'arbre gris (1912)

L'arbre sans feuille
tronc et branches
seul le nid




Il y en a sûrement d'autres, qui m'auront échappé. A qui devons-nous ces clins d'œil ? Do kogo mówi ?

vendredi 6 avril 2012

Poèmes déjeuner -- Frank O'Hara (1924-1964)


Traduction française (par Olivier Brossard et Ron Padgett aux éditions Joca Seria) des Lunch Poems (City Lights, 1964), parue l'an dernier ; il n'aura donc même pas fallu attendre 50 ans !

Merci. Ou peut-être plutôt dziękuję ... tant la Pologne fut un peu la seconde patrie (posthume) de O'Hara.


Pourquoi maintenant ? Juste parce que j'écoutais Mal Waldron (Snake-out, duo avec Steve Lacy sur Hat Art, enregistré à Paris en 1981) et que m'est revenu en mémoire un des poèmes les plus connus de ce recueil :


The day Lady died

It is 12:20 in New York a Friday
three days after Bastille day, yes
it is 1959 and I go get a shoeshine
because I will get off the 4:19 in Easthampton   
at 7:15 and then go straight to dinner
and I don’t know the people who will feed me

I walk up the muggy street beginning to sun   
and have a hamburger and a malted and buy
an ugly NEW WORLD WRITING to see what the poets   
in Ghana are doing these days
                                           I go on to the bank
and Miss Stillwagon (first name Linda I once heard)   
doesn’t even look up my balance for once in her life   
and in the GOLDEN GRIFFIN I get a little Verlaine   
for Patsy with drawings by Bonnard although I do   
think of Hesiod, trans. Richmond Lattimore or   
Brendan Behan’s new play or Le Balcon or Les Nègres
of Genet, but I don’t, I stick with Verlaine
after practically going to sleep with quandariness

and for Mike I just stroll into the PARK LANE
Liquor Store and ask for a bottle of Strega and   
then I go back where I came from to 6th Avenue   
and the tobacconist in the Ziegfeld Theatre and   
casually ask for a carton of Gauloises and a carton
of Picayunes, and a NEW YORK POST with her face on it

and I am sweating a lot by now and thinking of
leaning on the john door in the 5 SPOT
while she whispered a song along the keyboard
to Mal Waldron and everyone and I stopped breathing



L'occasion, en restant dans la même tonalité, de citer une des figures de proue du O'Haryzm, Marcin Swietlicki, né en 1961 :


portrait de Marcin Swietlicki
par Bartosz Kosowski pour Przekroj


Sześć razy Coltrane

Do kogo mówię? Bo mówię - i przecież
mówię po polsku - - - - - -. Zaraz słońce padnie
za krawędź. Zaraz zimnym palcem
jazda po gardle. Zaraz zimnym miastem
jazda. Do Nikąd. W Nikąd zamieszkawszy
nigdy nie będę w Indziej. I do kogo mówię?
- po polsku, w marginesach
światła. Anioł
znienacka mówi: - Teraz chcę się dla pana rozebrać.
(Do kogo mówi?)



Six times Coltrane

To whom do I speak? Since I speak – and I do
speak in Polish--------. Soon the sun will fall
beyond the edge. Soon, with a cold finger,
the run across the throat. Soon the run across
a cold city. To Nowhere. Settled in Nowhere
never will I be in Elsewhere. And to whom do I speak?
– in Polish, in the margins
of the light. An angel
unexpectedly speaks: 'Now I want to strip for you, Mr.'
(To whom does he speak?)

traduit par Elżbieta Wójcik-Leese



dimanche 1 avril 2012

Revue et corrigée N°90


Nouvelle livraison, toujours aussi excellente, explorant les pratiques de la performance sans prétention ni fausse modestie : quoi dire encore sur l'image ? Didi n'aurait-il pas tout dit ? Et avant lui Deleuze ? Et, par récursion, nous revoilà en compagnie des barbus éternels, Platon et Aristote ... sauf que le point de vue (en l’occurrence, celui de Joris Guibert) reste celui, incarné, de praticiens d'aujourd'hui qui, loin d'ignorer les apports de la galerie des ancêtres, s'y confrontent et y aiguisent leur pratique.

Kasper Toeplitz tire ses enseignements (bienvenus et saignants quand il s'agit de pointer comment les outrances de certains critiques peuvent en arriver à déconsidérer les compositeurs qu'ils portent aux nues de leur ignorance, de leur étroitesse d'esprit ou de leur partialité) d'une enquête sur la disparition (annoncée, probable, possible) de la pensée solfégique. Quand les réponses viennent d'un spectre allant de, par exemple, Erik Baron à Zbigniew Karkowski, la lecture s'impose.
Sans grande surprise, la plupart des réponses pointent, avec des degrés dans l'insistance, la progressive obsolescence de la notation solfégique et, corrélativement, le déplacement de la position du compositeur. Nombreux sont ceux qui envisagent sans grande émotion l'évaporation plus ou moins complète de ce rôle, remisé au rayon des antiquités par celui de performer et le partage en réseau.

Tout ceci n'est finalement pas si surprenant mais me laisse un peu sur ma faim : il est un peu rapide de tirer sur les créations sans public (oui, mille fois oui, et bien souvent à très juste raison !) pour enterrer d'un même geste tour d'ivoire de la musique contemporaine, compositeur et partition. Il n'en reste pas moins que les étiques assistances à ces créations se comparent assez honorablement (malheureusement) aux publics tout aussi clairsemés que j'ai pu observer lors de mes passages aux Instants Chavirés.
De même, il est évidemment possible de rappeler que bien d'autres cultures ont su développer des musiques d'une formidable complexité sans recourir du tout à la notation (l'Inde, chère à Jean-Claude Eloy, au premier chef). Le faire sans s'interroger sur le statut de la musique du musicien dans ces cultures et sur les modalités de la transmission, c'est se priver sûrement d'examiner si et comment ce fait empirique indiscutable résonne au présent dans notre culture.

Tout cela s'aligne assez formellement sur l'érosion de la division du travail (compositeur / interprète) et ses positions "acquises" et sur l'émergence de l'individu "entrepreneur de lui-même" (pour ne pas reprendre le terme aujourd'hui réservé, d' "auto-entrepreneur"), dans notre contexte, le performer.
Et cet alignement n'en est que plus satisfaisant quand l'accent, positif, forcément positif, est mis sur le "nomadisme" dudit entrepreneur.
Apparaît alors en arrière-plan la question de la transmission, non de la transmission de pair à (aspirant-)pair (les ateliers, partages d'expérience et autres workshops font ici le job, comme les séminaires ou les congrès le font dans d'autres secteurs ; nihil novi sub sole) mais de la diffusion vers une part plus large du corps social qui n'est ni un public (hé oui, on ne peut quand même pas considérer l'autre sous sa forme immédiatement réifiée de "public", même quand on est performer !) ni un performer "en puissance" : le plus symptomatique de l'ensemble de ces réponses, c'est l'absence absolue, criante, de la figure de l' "amateur".
Les musiques "à faire" (et pas "à écouter") ne constituent plus (ou de moins en moins) un arrière-plan commun. C'est aussi cela qui se joue dans la désuétude de la notation solfégique : certes, il n'y aura bientôt plus personne pour la lire, et donc plus personne pour ânonner la Lettre à Élise ou massacrer la Marche turque.  Quelle forme prendra alors la transmission, la diffusion dans le corps social de la musique comme pratique ?

Les publications de patch MSP ou les partitions graphiques n'y changeront rien ou pas grand chose : la décomposition de la division du travail, c'est aussi l'émergence d'un fossé infranchissable entre ceux qui savent et ceux qui regardent (ou entre ceux qui savent et ceux qui subissent, pour prendre un vocabulaire plus habituel) ; l'émergence d'une "sur-classe" de performants performers nomadisant et performant entre eux au-dessus d'une masse laissée en bas ou en arrière, livrée à Lady Gaga et aux remixes 3D de Claude François en duo avec Edith Piaf. 

La division du travail avait du moins cet effet secondaire de structurer un continuum de pratiques, un escalier (pas un ascenseur ...) qu'on pouvait gravir marche à marche, à la mesure de ses capacités, là où sa décomposition laisse "juste" un fossé à franchir, et tant pis pour qui n'y parvient pas : ce sera Lady Gaga ! Après tout, quoi de plus naturel qu'un patch max/MSP ? Faut être bien couillon pour ne pas se l'approprier, et tout seul dans son coin encore, car les fanfares de PC, où l'on se verrait remettre l'équivalent du pipeau - souffle dedans et essaye de faire comme les autres. Si tu n'y arrives pas, ce n'est pas bien grave, on ne t'entendra pas, et rendez-vous au bar ! - cela se fait un peu attendre. Il me semble même que cette seule éventualité risquerait aujourd'hui d'être rejetée avec mépris ; pourtant, la notation graphique de Cardew se donnait justement (initialement) comme objectif de surmonter l'obstacle de l'ignorance du solfège pour rassembler des pratiquants plus nombreux. On voit là le retournement du libertaire au libéral pratiquement achevé en un exemple quasi-canonique du ruban de Möbius de Michéa (un des trop rares bonheurs d'expression de son Complexe d'Orphée).

C'est donc surtout cela que m'évoque ce tranquille consensus sur la désuétude annoncée du solfège, cette indifférence assumée à la disparition de l' "amateurisme", cet enfermement (in-)conscient dans une dimension entrepreneuriale des pratiques. Décidément, je préfère franchement entendre mon voisin faire subir à Élise les derniers outrages que supporter la nouvelle, forcément nouvelle, play-list de son iTruc.