lundi 28 mai 2012

Walter Benjamin chez Payot


Excellente initiative que ces petits volumes donnant accès à l’œuvre de Benjamin (la liste ici).

Chaque volume est orienté autour d'une thématique, comme son titre l'indique ; comme toujours avec Benjamin, ses essais débordent largement les classifications et thématisations mais, ici, ce n'est en rien un problème : chaque petit volume est précédé d'une introduction qui peut faire jusqu'au tiers du volume, ce dont personne ne se plaindra tant ces introductions sont soignées et prennent soin à la fois de justifier le point de vue qui permet d'envisager comme un ensemble les essais rassemblés dans le volume et d'indiquer toujours que ce point de vue, parce qu'il est précisément un point de vue, n'est évidemment pas unique.

S'il fallait commencer par un volume, mon choix irait vers le douloureusement actuel Critique de la violence ou Expérience et pauvreté (qui contient l'essai fameux La tâche du traducteur).




James Ensor - L'intrigue (1890)


Non, au moins ceci est clair : l'expérience a subi une chute de valeur, et cela s'est produit à une génération qui, entre 1914 et 1918, a fait l'une des expériences les plus monstrueuses de l'histoire universelle. Cela n'est peut-être pas aussi étrange qu'il ne semble. Ne pouvait-on pas, à l'époque, faire la constatation suivante : les gens sont revenus muets de la guerre ? Pas plus riches, mais au contraire plus pauvres en expériences communicables. Ce qui s'est déversé, au cours des dix années qui ont suivi, dans le flot des livres publiés sur la guerre était tout autre chose que l'expérience qui se diffuse de bouche à oreille. Non, ce n'était pas étrange. Car jamais démenti plus radical n'a été infligé aux expériences que celui de l'expérience stratégique par la guerre de positions, de l'expérience économique par l'inflation, de l'expérience corporelle par la faim, de l'expérience morale par les détenteurs du pouvoir. Une génération qui était encore allée à l'école en tramway tirés par des chevaux s'est retrouvée à découvert dans un paysage où rien n'était épargné par le changement, si ce n'est les nuages et, au beau milieu de tout cela, dans un champ de forces traversé de flux destructeurs et d'explosions, l'infime et frêle corps humain.
Une toute nouvelle pauvreté s'est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de la technique. Et l'envers de cette pauvreté, c'est la richesse oppressante d'idées qui filtrent chez les gens - ou plutôt qui s'emparent d'eux - à travers le réveil de l'astrologie et de la sagesse yoga, de la christian science et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scholastique et du spiritisme. Car ce n'est pas un véritable réveil qui se produit, mais une galvanisation. Il faut penser aux tableaux magnifiques d'Ensor où des spectres emplissent les rues des grandes villes : des petits bourgeois affublés de déguisements de carnaval, des masques enfarinés déformés, des couronnes de paillettes sur des fronts virevoltent à perte de vue. Ces tableaux ne sont peut-être rien d'autre que l'image de cette renaissance effrayante et chaotique en laquelle tant de gens  placent leurs espérances. Mais ici se manifeste de la façon la plus claire la chose suivante : notre pauvreté d'expérience n'est qu'une part de la grande pauvreté qui, de nouveau, a un visage - et un visage aussi net et précis que celui du mendiant du Moyen-Age. Que vaut en effet tout ce patrimoine culturel s'il n'est pas lié pour nous justement à l'expérience ? Le méli-mélo des styles et visions du monde au siècle passé nous a rendu trop évident où ce patrimoine peut conduire quand l'expérience est feinte ou accaparée pour ne pas attribuer une valeur au fait de reconnaître notre pauvreté. Oui, avouons-le : cette pauvreté d'expérience ne concerne pas seulement nos expériences privées, mais aussi celles de l'humanité en général. Et c'est en cela une nouvelle forme de barbarie.
(...)
Pauvreté d'expérience : il ne faut pas comprendre cela comme si les hommes aspiraient à une nouvelle expérience. Non, ils aspirent au contraire à se libérer de l'expérience, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent mettre en valeur leur pauvreté de façon pure et explicite - leur pauvreté extérieure et finalement aussi leur pauvreté intérieure - de telle sorte qu'il en ressorte quelque chose de respectable. Ils ne sont pas non plus toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut souvent dire l'inverse : ils ont tout "dévoré", la "culture" et les "hommes", et ils en sont plus que rassasiés et fatigués. (...)
Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l'humanité ; souvent pour un centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en dépôt au mont de piété pour recevoir en échange la petite monnaie de l'"actuel". La crise économique est au coin de la rue ; derrière elle une ombre, la guerre qui approche. Se maintenir est devenu aujourd'hui l'affaire de quelques rares puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que la foule ; le plus souvent, ils sont plus barbares, mais pas de la bonne manière. Les autres, par contre, doivent s'adapter, nouveau commencement, avec peu de chose. Ils ont partie liée aux hommes qui ont fait du renouveau complet de leur affaire et l'ont fondé sur l'intelligence et le renoncement. Dans ses édifices, ses images, ses histoires, l'humanité se prépare à survivre, s'il le faut, à la culture. Et l'essentiel est qu'elle le fait en riant. Ce rire sonne peut-être ici ou là comme un rire barbare. Eh bien ! puisse l'individu, de temps à autre, donner un peu d'humanité à cette masse qui, un jour, la lui rendra à taux usuraires !

(extrait de Expérience et pauvreté, 1933, traduit par Cédric Cohen Skalli)