Il nous faut cependant répondre à l'objection selon laquelle des formulations comme les nôtres seraient de quelque manière empreintes d'un catastrophisne complaisant , où se déguiserait en constatation affligée le désir de voir sortir de l'extrémité du mal la nécessité de son renversement. Certes chaque génération de révolutionnaires, depuis qu'existe le projet prolétarien d'une société sans classe, a voulu se persuader que la lutte qu'elle menait était décisive et que la société dominante avait enfin atteint le point où son effondrement devenait inéluctable ; ou du moins au-delà duquel les nécessités de son maintien l'obligeraient à faire à l'immense majorité des hommes de telles conditions d'existence qu'ils seraient en quelque sorte contraints à la conscience et acculés à la révolution. Et chaque fois, on a vu au contraire que les limites de l'insupportable pouvaient encore être reculées, avec pour seul résultat jusqu'ici une sophistication toujours plus poussée de la lâcheté et de la simulation {ndlc : j'aurais attendu stimulation mais c'est bien simulation que donne mon exemplaire} chez les honnêtes citoyens de l'ignominie.
Il ne saurait être question pour nous d'ironiser sur la part d'illusion qu'ont souvent entretenue sur leur propre action les révolutionnaires du passé : laissons cette commodité au genre de réalistes qui, quant à eux, trouvent plus directement leurs consolations et ce qu'ils appellent leurs plaisirs à l'intérieur de la bassesse présente, bien adaptée, il est vrai, à leurs minuscules appétits. Non seulement on préférera toujours avoir tort avec ceux qui croyaient être les derniers à endurer la mutilation de la vie, et ne pouvaient concevoir que se perpétue plus longtemps l'accumulation de la dépossession, plutôt que d'avoir raison avec leurs vainqueurs, ou les héritiers de leurs vainqueurs - mais surtout, les raisons les mieux fondées, parce que mes moins "scientifiques", de ces révoltés vaincus sont aujourd'hui les plus concrètes et les plus pressantes qui soient. Pour quiconque ne s'identifie pas envers et contre tout aux forces de l'inertie dévalant toujours plus vite la pente de l'horreur programmée, ces raisons sont aussi tangibles que le macabre projet de rendre irréversible le résultat du développement prolifique des marchandises, et, parodie sinistre du projet révolutionnaire d'un homme total, de suréquiper encore l'infirmité des individus, de les réduire définitivement à l'état de pantins convulsifs, agités par leurs innombrables prothèses marchandes, au rythme d'une machinerie télématique omniprésente. Et ces raisons vaincues continuent donc à juger l'ensemble du développement ultérieur, pour que nous puissions le condamner en toute connaissance de notre cause.
Ainsi la base subjective du désir révolutionnaire se trouve-t-elle dépouillée par le mouvement de l'histoire aliénée de toute apparence d'arbitraire : l'objectivité du monde encore existant est de part en part déterminée par ces aspirations qu'il lui faut, interminablement, écraser, et en même temps continuer à justifier en les écrasant. Ce qui en revanche a été cruellement démenti, malgré ou plutôt à cause d'une volonté d'objectivité désincarnée qui prétendait faire l'économie de l'affirmation du choix individuel, c'est l'assurance de parler au nom d'un avenir garanti, assurance qui se payait le plus souvent d'une identification unilatérale des possibilités de la liberté à un "développement des forces productives" conçu sur le triste modèle du progrès bourgeois. Encore faut-il dialectiser l'appréciation de ce qui se révèle aujourd'hui à nous comme une illusion : d'une part, l'idée selon laquelle le développement même des forces matérielles, dans le cadre de la société bourgeoise, facilitait leur réappropriation révolutionnaire et les rendait toujours plus adaptées à l'usage qu'en aurat une société libre, cette idée n'était pas une erreur de la théorie qu'il faudrait maintenant corriger, mais l'expression d'une possibilité historique effectivement présente qu'il fallait alors tenter de saisir ; expression malheureusement mystifiée dès lors que s'oubliait l'activité consciente qui devait imposer cette possibilité, contre toutes les autres. D'autre part, l'idée de la réappropriation réalisable, devenue ainsi idéologie dans l'abandon contemplatif au cours économique des choses, a elle-même joué un rôle dans le fait que les choses continuent leur cours autonome, et constitué au stade suivant un facteur contre-révolutionnaire décisif. Sans doute, l'assurance d'hériter du monde n'a-t-elle pas seulement été la base de l'idéologie bureaucratique, mais aussi, pour nombre de révolutionnaires, le ressort de leur fermeté et de leur courage, jusqu'à leur mort. Mais quant à nous, à tous ceux qui sont réellement décidés à précipiter la disparition du monde existant, disons simplement que notre sort est de ne pouvoir tirer notre fermeté et notre courage d'aucune assurance de cet ordre.
Le tournant historique devant lequel nous nous trouvons peut être défini en disant qu'aujourd'hui non seulement "tout développement d'une nouvelle force productive est en même temps une arme contre les ouvriers" (Marx) mais il est avant tout, et presque uniquement, une machine de guerre contre le projet révolutionnaire du prolétariat : ce n'est plus seulement que la sélection parmi toutes les inventions techniques applicables est faite en fonction des nécessités du maintien du pouvoir de classe, ni que leur organisation d'ensemble, la forme donnée à ces techniques, sont déterminées par l'impératif secret bureaucratique, pour perpétuer le monopole de leur emploi, mais que ces fameuses "forces productives" sont maintenant mobilisées par les classes propriétaires et leurs États pour rendre irréversible l'expropriation de la vie et ravager le monde jusqu'à en faire quelque chose que personne ne puisse plus songer à ler disputer.
Nous ne rejetons donc pas ce qui existe et se décompose avec toujours plus de nocivité au nom d'un avenir que nous représenterions mieux que ses propriétaires officiels. Nous considérons au contraire que ceux-ci représentent excellemment l'avenir, tout l'avenir calculable à partir de l'abjection présente : ils ne représentent même plus que cela, et on peut le leur laisser. Face à cette entreprise de désolation planifiée, dont le programme explicite est de produire un monde indétournable, les révolutionnaires se trouvent dans cette situation nouvelle d'avoir à lutter pour le présent, pour y conserver ouvertes toutes les autres possibilités de changement - à commencer bien sûr par cette possibilité première que constituent les conditions minimales de la survie de l'espèce -, celles-là même que la société dominante cherche à bloquer en tentant de réduire irrévocablement l'histoire à la reproduction élargie du passé ; et l'avenir à la gestion des déchets du présent.
Certes le projet de produire un monde indétournable, interdisant pour l'éternité toute réappropriation révolutionnaire, un tel projet est absurde et suicidaire, puisque cela signifierait un monde strictement invivable, où se matérialiserait catastrophiquement le néant historique auquel les classes propriétaires se condamnent de bon cœur avec les prolétaires, pour que continue l'histoire économique des choses. Cependant la démonstration de cette absurdité qu'est la tentative de construire un monde où la réification absolue ne serait pas la mort, si on la laisse se poursuivre trop longtemps, risque fort d'être la dernière dont nous gratifie le capitalisme, mais pas de la manière désirée. Et personne n'aura plus alors l'occasion de voir là une contre-révolution finalement totale dont doit nécessairement sortir une révolution non moins totale, car ce ne sera plus dans son idéologie économique, mais dans les faits, que la bourgeoisie aura réussi à faire en sorte qu'il y ait eu de l'histoire et qu'il n'y en ait plus.
Il ne saurait être question pour nous d'ironiser sur la part d'illusion qu'ont souvent entretenue sur leur propre action les révolutionnaires du passé : laissons cette commodité au genre de réalistes qui, quant à eux, trouvent plus directement leurs consolations et ce qu'ils appellent leurs plaisirs à l'intérieur de la bassesse présente, bien adaptée, il est vrai, à leurs minuscules appétits. Non seulement on préférera toujours avoir tort avec ceux qui croyaient être les derniers à endurer la mutilation de la vie, et ne pouvaient concevoir que se perpétue plus longtemps l'accumulation de la dépossession, plutôt que d'avoir raison avec leurs vainqueurs, ou les héritiers de leurs vainqueurs - mais surtout, les raisons les mieux fondées, parce que mes moins "scientifiques", de ces révoltés vaincus sont aujourd'hui les plus concrètes et les plus pressantes qui soient. Pour quiconque ne s'identifie pas envers et contre tout aux forces de l'inertie dévalant toujours plus vite la pente de l'horreur programmée, ces raisons sont aussi tangibles que le macabre projet de rendre irréversible le résultat du développement prolifique des marchandises, et, parodie sinistre du projet révolutionnaire d'un homme total, de suréquiper encore l'infirmité des individus, de les réduire définitivement à l'état de pantins convulsifs, agités par leurs innombrables prothèses marchandes, au rythme d'une machinerie télématique omniprésente. Et ces raisons vaincues continuent donc à juger l'ensemble du développement ultérieur, pour que nous puissions le condamner en toute connaissance de notre cause.
Ainsi la base subjective du désir révolutionnaire se trouve-t-elle dépouillée par le mouvement de l'histoire aliénée de toute apparence d'arbitraire : l'objectivité du monde encore existant est de part en part déterminée par ces aspirations qu'il lui faut, interminablement, écraser, et en même temps continuer à justifier en les écrasant. Ce qui en revanche a été cruellement démenti, malgré ou plutôt à cause d'une volonté d'objectivité désincarnée qui prétendait faire l'économie de l'affirmation du choix individuel, c'est l'assurance de parler au nom d'un avenir garanti, assurance qui se payait le plus souvent d'une identification unilatérale des possibilités de la liberté à un "développement des forces productives" conçu sur le triste modèle du progrès bourgeois. Encore faut-il dialectiser l'appréciation de ce qui se révèle aujourd'hui à nous comme une illusion : d'une part, l'idée selon laquelle le développement même des forces matérielles, dans le cadre de la société bourgeoise, facilitait leur réappropriation révolutionnaire et les rendait toujours plus adaptées à l'usage qu'en aurat une société libre, cette idée n'était pas une erreur de la théorie qu'il faudrait maintenant corriger, mais l'expression d'une possibilité historique effectivement présente qu'il fallait alors tenter de saisir ; expression malheureusement mystifiée dès lors que s'oubliait l'activité consciente qui devait imposer cette possibilité, contre toutes les autres. D'autre part, l'idée de la réappropriation réalisable, devenue ainsi idéologie dans l'abandon contemplatif au cours économique des choses, a elle-même joué un rôle dans le fait que les choses continuent leur cours autonome, et constitué au stade suivant un facteur contre-révolutionnaire décisif. Sans doute, l'assurance d'hériter du monde n'a-t-elle pas seulement été la base de l'idéologie bureaucratique, mais aussi, pour nombre de révolutionnaires, le ressort de leur fermeté et de leur courage, jusqu'à leur mort. Mais quant à nous, à tous ceux qui sont réellement décidés à précipiter la disparition du monde existant, disons simplement que notre sort est de ne pouvoir tirer notre fermeté et notre courage d'aucune assurance de cet ordre.
Le tournant historique devant lequel nous nous trouvons peut être défini en disant qu'aujourd'hui non seulement "tout développement d'une nouvelle force productive est en même temps une arme contre les ouvriers" (Marx) mais il est avant tout, et presque uniquement, une machine de guerre contre le projet révolutionnaire du prolétariat : ce n'est plus seulement que la sélection parmi toutes les inventions techniques applicables est faite en fonction des nécessités du maintien du pouvoir de classe, ni que leur organisation d'ensemble, la forme donnée à ces techniques, sont déterminées par l'impératif secret bureaucratique, pour perpétuer le monopole de leur emploi, mais que ces fameuses "forces productives" sont maintenant mobilisées par les classes propriétaires et leurs États pour rendre irréversible l'expropriation de la vie et ravager le monde jusqu'à en faire quelque chose que personne ne puisse plus songer à ler disputer.
Nous ne rejetons donc pas ce qui existe et se décompose avec toujours plus de nocivité au nom d'un avenir que nous représenterions mieux que ses propriétaires officiels. Nous considérons au contraire que ceux-ci représentent excellemment l'avenir, tout l'avenir calculable à partir de l'abjection présente : ils ne représentent même plus que cela, et on peut le leur laisser. Face à cette entreprise de désolation planifiée, dont le programme explicite est de produire un monde indétournable, les révolutionnaires se trouvent dans cette situation nouvelle d'avoir à lutter pour le présent, pour y conserver ouvertes toutes les autres possibilités de changement - à commencer bien sûr par cette possibilité première que constituent les conditions minimales de la survie de l'espèce -, celles-là même que la société dominante cherche à bloquer en tentant de réduire irrévocablement l'histoire à la reproduction élargie du passé ; et l'avenir à la gestion des déchets du présent.
Certes le projet de produire un monde indétournable, interdisant pour l'éternité toute réappropriation révolutionnaire, un tel projet est absurde et suicidaire, puisque cela signifierait un monde strictement invivable, où se matérialiserait catastrophiquement le néant historique auquel les classes propriétaires se condamnent de bon cœur avec les prolétaires, pour que continue l'histoire économique des choses. Cependant la démonstration de cette absurdité qu'est la tentative de construire un monde où la réification absolue ne serait pas la mort, si on la laisse se poursuivre trop longtemps, risque fort d'être la dernière dont nous gratifie le capitalisme, mais pas de la manière désirée. Et personne n'aura plus alors l'occasion de voir là une contre-révolution finalement totale dont doit nécessairement sortir une révolution non moins totale, car ce ne sera plus dans son idéologie économique, mais dans les faits, que la bourgeoisie aura réussi à faire en sorte qu'il y ait eu de l'histoire et qu'il n'y en ait plus.
(1984, réédité en 2009 et toujours disponible aux éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 41 rue Mazarine, VIème, Paris ; un chèque, une enveloppe, un timbre et le tour est joué. Mais oui, mais oui, vous pouvez aussi cliquer chez Fnacazon, si vraiment vous ne pouvez pas vous retenir ; cela vous laissera quand même un vague arrière-goût désagréable à la lecture. Également lisible en ligne intégralement ici)