mardi 29 mai 2012

Aux liserons des champs -- Philippe Jaccottet


Cet extrait, parce qu'il y est encore question de brèche, de circulation entre l'intérieur et l'extérieur, de l'abolition presque insensible de l'opposition dedans / dehors ; parce qu'avec Jaccottet, c'est un apaisement "soucieux" qui sans relâche se reconstruit par la contemplation, après les emportements, les fièvres et les abattements du romantisme :

 



Chose donnée au passant qui pensait à tout autre chose ou ne pensait à rien, on dirait que ces fleurs, si insignifiantes soient-elles, le "déplacent" en quelque sorte, invisiblement ; le font, imperceptiblement, changer d'espace. Non pas, toutefois, entrer dans l'irréel, non pas rêver ; mais plutôt, si l'on veut, passer un seuil où l'on ne voit ni porte, ni passage.

***

Et s'il y avait un "intérieur" des fleurs par quoi ce qui nous est le plus intérieur les rejoindrait, les épouserait ?

Elles vous échappent ; ainsi, elles vous font échapper : ces milliers de clefs des champs.

Pourrait-on en venir à dire que, si l'on voit, dès lors que l'on voit, on voit plus loin, plus loin que le visible (malgré tout) ?
Ainsi, par les brèches frêles des fleurs.

***

Comme si un homme très voûté lisait un livre à même le sol.

Sa dernière lecture.



(in Et, néanmoins, Gallimard 2001, repris dans L'encre serait de l'ombre, Poésie / Gallimard 2011)


lundi 28 mai 2012

Walter Benjamin chez Payot


Excellente initiative que ces petits volumes donnant accès à l’œuvre de Benjamin (la liste ici).

Chaque volume est orienté autour d'une thématique, comme son titre l'indique ; comme toujours avec Benjamin, ses essais débordent largement les classifications et thématisations mais, ici, ce n'est en rien un problème : chaque petit volume est précédé d'une introduction qui peut faire jusqu'au tiers du volume, ce dont personne ne se plaindra tant ces introductions sont soignées et prennent soin à la fois de justifier le point de vue qui permet d'envisager comme un ensemble les essais rassemblés dans le volume et d'indiquer toujours que ce point de vue, parce qu'il est précisément un point de vue, n'est évidemment pas unique.

S'il fallait commencer par un volume, mon choix irait vers le douloureusement actuel Critique de la violence ou Expérience et pauvreté (qui contient l'essai fameux La tâche du traducteur).




James Ensor - L'intrigue (1890)


Non, au moins ceci est clair : l'expérience a subi une chute de valeur, et cela s'est produit à une génération qui, entre 1914 et 1918, a fait l'une des expériences les plus monstrueuses de l'histoire universelle. Cela n'est peut-être pas aussi étrange qu'il ne semble. Ne pouvait-on pas, à l'époque, faire la constatation suivante : les gens sont revenus muets de la guerre ? Pas plus riches, mais au contraire plus pauvres en expériences communicables. Ce qui s'est déversé, au cours des dix années qui ont suivi, dans le flot des livres publiés sur la guerre était tout autre chose que l'expérience qui se diffuse de bouche à oreille. Non, ce n'était pas étrange. Car jamais démenti plus radical n'a été infligé aux expériences que celui de l'expérience stratégique par la guerre de positions, de l'expérience économique par l'inflation, de l'expérience corporelle par la faim, de l'expérience morale par les détenteurs du pouvoir. Une génération qui était encore allée à l'école en tramway tirés par des chevaux s'est retrouvée à découvert dans un paysage où rien n'était épargné par le changement, si ce n'est les nuages et, au beau milieu de tout cela, dans un champ de forces traversé de flux destructeurs et d'explosions, l'infime et frêle corps humain.
Une toute nouvelle pauvreté s'est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de la technique. Et l'envers de cette pauvreté, c'est la richesse oppressante d'idées qui filtrent chez les gens - ou plutôt qui s'emparent d'eux - à travers le réveil de l'astrologie et de la sagesse yoga, de la christian science et de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de la scholastique et du spiritisme. Car ce n'est pas un véritable réveil qui se produit, mais une galvanisation. Il faut penser aux tableaux magnifiques d'Ensor où des spectres emplissent les rues des grandes villes : des petits bourgeois affublés de déguisements de carnaval, des masques enfarinés déformés, des couronnes de paillettes sur des fronts virevoltent à perte de vue. Ces tableaux ne sont peut-être rien d'autre que l'image de cette renaissance effrayante et chaotique en laquelle tant de gens  placent leurs espérances. Mais ici se manifeste de la façon la plus claire la chose suivante : notre pauvreté d'expérience n'est qu'une part de la grande pauvreté qui, de nouveau, a un visage - et un visage aussi net et précis que celui du mendiant du Moyen-Age. Que vaut en effet tout ce patrimoine culturel s'il n'est pas lié pour nous justement à l'expérience ? Le méli-mélo des styles et visions du monde au siècle passé nous a rendu trop évident où ce patrimoine peut conduire quand l'expérience est feinte ou accaparée pour ne pas attribuer une valeur au fait de reconnaître notre pauvreté. Oui, avouons-le : cette pauvreté d'expérience ne concerne pas seulement nos expériences privées, mais aussi celles de l'humanité en général. Et c'est en cela une nouvelle forme de barbarie.
(...)
Pauvreté d'expérience : il ne faut pas comprendre cela comme si les hommes aspiraient à une nouvelle expérience. Non, ils aspirent au contraire à se libérer de l'expérience, ils aspirent à un environnement dans lequel ils puissent mettre en valeur leur pauvreté de façon pure et explicite - leur pauvreté extérieure et finalement aussi leur pauvreté intérieure - de telle sorte qu'il en ressorte quelque chose de respectable. Ils ne sont pas non plus toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut souvent dire l'inverse : ils ont tout "dévoré", la "culture" et les "hommes", et ils en sont plus que rassasiés et fatigués. (...)
Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l'humanité ; souvent pour un centième de sa valeur, nous avons dû le mettre en dépôt au mont de piété pour recevoir en échange la petite monnaie de l'"actuel". La crise économique est au coin de la rue ; derrière elle une ombre, la guerre qui approche. Se maintenir est devenu aujourd'hui l'affaire de quelques rares puissants qui, Dieu le sait, ne sont pas plus humains que la foule ; le plus souvent, ils sont plus barbares, mais pas de la bonne manière. Les autres, par contre, doivent s'adapter, nouveau commencement, avec peu de chose. Ils ont partie liée aux hommes qui ont fait du renouveau complet de leur affaire et l'ont fondé sur l'intelligence et le renoncement. Dans ses édifices, ses images, ses histoires, l'humanité se prépare à survivre, s'il le faut, à la culture. Et l'essentiel est qu'elle le fait en riant. Ce rire sonne peut-être ici ou là comme un rire barbare. Eh bien ! puisse l'individu, de temps à autre, donner un peu d'humanité à cette masse qui, un jour, la lui rendra à taux usuraires !

(extrait de Expérience et pauvreté, 1933, traduit par Cédric Cohen Skalli)



mercredi 23 mai 2012

Hypérion - Hölderlin (1770-1843)


En parallèle, ou plutôt en contraste, du passage déjà cité de Aucun lieu, Nulle part, cet extrait (neuvième lettre du second livre du premier volume ; Hypérion à Bellarmin) :


Ich geleitete sie einst in später Dämmerung nach Hause; wie Träume, beschlichen thauende Wölkchen die Wiese, wie lauschende Genien, sahn die seeligen Sterne durch die Zweige.
Man hörte selten ein »wie schön!« aus ihrem Munde, wenn schon das fromme Herz kein lispelnd Blatt, kein Rieseln einer Quelle unbehorcht liess.
Diessmal sprach sie es denn doch mir aus - wie schön!
Es ist wohl uns zuliebe so! sagt' ich, ungefähr, wie Kinder etwas sagen, weder im Scherze noch im Ernste.
Ich kann mir denken, was Du sagst, erwiederte sie; ich denke mir die Welt am liebsten, wie ein häuslich Leben, wo jedes, ohne gerade dran zu denken, sich in's andre schikt, und wo man sich einander zum Gefallen und zur Freude lebt, weil es eben so vom Herzen kömmt.
Froher erhabner Glaube! rief ich.
Sie schwieg eine Weile.
Auch wir sind also Kinder des Hauses, begann ich endlich wieder, »sind es und werden es seyn«.
Werden ewig es seyn, erwiederte sie.
Werden wir das? fragt' ich.
Ich vertraue, fuhr sie fort, hierinnen der Natur, so wie ich täglich ihr vertraue.
O ich hätte mögen Diotima seyn, da sie diess sagte! Aber du weisst nicht, was sie sagte, mein Bellarmin! Du hast es nicht gesehn und nicht gehört.
Du hast Recht, rief ich ihr zu; die ewige Schönheit, die Natur leidet keinen Verlust in sich, so wie sie keinen Zusaz leidet. Ihr Schmuk ist morgen anders, als er heute war; aber unser Bestes, uns, uns kann sie nicht entbehren und Dich am wenigsten. Wir glauben, dass wir ewig sind, denn unsere Seele fühlt die Schönheit der Natur. Sie ist ein Stükwerk, ist die Göttliche, die Vollendete nicht, wenn jemals du in ihr vermisst wirst. Sie verdient dein Herz nicht, wenn sie erröthen muss vor Deinen Hoffnungen.




Je l'accompagnais une fois, à l'extrême fin du jour, jusque chez elle. Pareils à des rêves, des nuages lourds de rosée trainaient sur les prés, et les astres radieux semblaient des génies aux aguets derrière les branches.
Rarement l'avais-je entendue s'exclamer sur la beauté du monde, bien qu'à son cœur fervent n'échappât le froissement d'aucune feuille, le murmure d'aucun ruisseau.
Ce soir-là pourtant elle ne se contint point. "Que c'est beau ! s'écria-t-elle.
- C'est sans doute par amour pour nous !" dis-je, mi-plaisant, mi-grave, à la manière des enfants.
"Je puis comprendre ta pensée, répondit-elle. Je me représente de préférence le monde comme une maison où chacun, sans même y penser, s'adapte aux autres, vit pour le plaisir et la joie des autres, parce que son cœur le lui inspire.
- Une heureuse et noble croyance !" m'écriai-je.
Elle garda un moment le silence.
"Nous aussi nous sommes les enfants de la maison, repris-je enfin, nous le sommes et le resterons.
- Nous le resterons éternellement, dit-elle.
- Vraiment ? demandais-je.
- Là-dessus, je fais confiance à la Nature, poursuivit-elle, comme je le fais tous les jours pour le reste.
Ah ! j'aurais voulu être Diotima quand elle prononça ces paroles ! Mais tu ne sais pas ce qu'elle dit alors, Bellarmin, car tu n'étais pas là pour l'entendre.
"Tu as raison ! m'écriais-je. La Beauté éternelle, la Nature ne peut souffrir nulle perte, pas plus qu'elle ne peut tolérer de surcroît. Demain, sa parure ne sera plus ce qu'elle était aujourd'hui : mais le meilleur de nous-mêmes, elle ne peut s'en passer ; elle ne peut se passer de nous, de toi surtout. Nous croyons que nous sommes éternels parce que notre âme est sensible à la beauté de la Nature. Que tu y fasses défaut, elle ne serait plus qu'un ouvrage lacunaire, et non l'image de la perfection divine. Elle ne mériterait pas ton cœur, si elle devait rougir de tes espoirs."

(traduit par Philippe Jaccottet)



dimanche 20 mai 2012

215 ans plus tard ...


1797, à Pâques paraissait le premier volume de Hyperion de Friedriech Hölderlin ; extrait de la première lettre (Hypérion à Bellarmin) :


Wohl dem Manne, dem ein blühend Vaterland das Herz erfreut und stärkt ! Mir ist, als würd’ ich in den Sumpf geworfen, als schlüge man den Sargdekel über mir zu, wenn einer an das meinige mich mahnt, und wenn mich einer einen Griechen nennt, so wird mir immer, als schnürt’ er mit dem Halsband eines Hundes mir die Kehle zu.
Und siehe, mein Bellarmin ! wenn manchmal mir so ein Wort entfuhr, wohl auch im Zorne mir eine Thräne in’s Auge trat, so kamen dann die weisen Herren, die unter euch Deutschen so gerne spuken, die Elenden, denen ein leidend Gemüth so gerade recht ist, ihre Sprüche anzubringen, die thaten dann sich gütlich, liessen sich beigehn, mir zu sagen : klage nicht, handle !
O hätt’ ich doch nie gehandelt! um wie manche Hoffnung wär’ ich reicher ! –



Heureux celui dont le coeur tire joie et force de la prospérité de sa patrie ! Pour moi, quand on me parle de la mienne, c'est comme si on m'avait jeté dans un bourbier, refermé sur la tête le couvercle d'un cercueil ; et de m'entendre appeler "Grec", je me crois le chien auquel on passe le collier autour du cou.
Or, sache-le mon Bellarmin : chaque fois que de tels propos m'ont échappé, chaque fois que j'ai pleuré de dépit, j'ai vu venir à moi les sentencieux personnages qui hantent votre Allemagne, ces malheureux qui n'aiment tant les âmes souffrantes que pour leur appliquer leurs maximes : et de s'en donner à coeur joie, et de me dire, entre autres bons conseils : "Plutôt que de gémir, si tu agissais ?"
Hélas ! que n'ai-je pu n'agir jamais ! De combien d'espérances ne serais-je pas plus riche !

(traduit par Philippe Jaccottet)


vendredi 18 mai 2012

Aucun lieu, Nulle part -- Christa Wolf (ter)


Entre la fleur bleue et la fleur noire, il y a cette fêlure que Christa Wolf ne manque pas, qu'elle saisit peut-être à l'instant de sa naissance ; il suffit de comparer la relation à la Nature dans ce qui suit avec celle qui s'exprime, par exemple, dans Les disciples à Saïs ou, plus tôt encore, dans le passage de Lenz déjà cité (extrait de Über Götz von Berlichigen ; où l'on voit aussi passer en arrière-plan la figure de Goethe).



Il regarde autour de lui. Ce jaune de la dent-de-lion piqué dans le vert, des couleurs qu'il faudrait mettre sous le nez des peintres pour leur apprendre ce que les mots jaune et vert veulent dire vraiment. Une prairie, trop parfaite pour mériter encore ce nom. A droite, le frémissement argenté des saules, où se jouent les reflets de l'eau. Il y a en nous quelque chose qui se rebelle contre la perfection de la nature, quand notre discorde intérieure y est confrontée.
Günderrode est de nouveau obligée de protéger ses yeux de la lumière. A présent, Kleist n'aimerait pas marcher seul. Mais par ailleurs cela le gêne que cette femme exprime une émotion qu'il connaît. Rien, dit-elle, ne saurait être plus dense, plus beau, plus réel que ce paysage que je ressens souvent comme un prolongement de moi-même. Et pourtant s'il pouvait tout d'un coup se transformer en une toile peinte, tendue sur un cadre, il deviendrait tout à fait dérisoire. Et j'ai peur, tout en le désirant, que la toile se déchire - en dormant, quand je tressaille, je crois parfois entendre le bruit de cette déchirure ; ce qu'alors nous pourrions voir, Kleist, en plongeant notre regard à travers les déchirures dans l'abîme, derrière la beauté disloquée : cela nous rendrait muets.
Ce plaisir malsain à montrer la machinerie dissimulée derrière le décor - Kleist n'a encore jamais rencontré cela chez une femme.
Affreux, ce chaos, dit-elle, ces éléments sans aucun lien, dans la nature et en nous. Ces instincts barbares qui déterminent nos actes beaucoup plus que nous ne le pensons. Affreusement vrai - je l'imagine.
Des mots pareils. Nos aînés ne les fourreraient jamais dans une phrase.
Tous deux ont le même mot en tête : Goethe.
Mais ce qui est le plus affreux, fait Kleist, c'est ce commandement intérieur qui me pousse à agir contre moi-même.
Et Günderrode de répliquer, citant le vers d'un poème : Mettre au monde, voilà ce qui me tue.
Il ne peut savoir qu'elle a écrit de tels vers.
Günderrode ! Cette phrase, retirez-la !
Non, Kleist, On ne peut pas reprendre un mot.



(traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Stock, 1994)




Passage à comparer à l'extrait d'Hypérion cité plus haut, moment abyssal, "grand minuit" d'Hypérion :

Si tu trouves le vide et le désert devant toi et au-dessus de toi, c'est sans doute qu'ils étaient d'abord en toi.

Si effrayants, décourageants soient-ils, ce vide, ce désert, la suite du roman le montre, ne sont qu'une étape qui ne demande qu'à être couvée / méditée pour que quelque chose de neuf en éclose qui ouvre à nouveau le monde à la liberté de l'homme, exauçant ainsi la prière de Lenz.

La perspective change radicalement ici : ce chaos n'est qu'une surface, un voile qui se déchire et "quelque chose" s'entrevoit "derrière" ce chaos, quelque chose qui nie la liberté de l'homme et qui vient ruiner l'espoir du "grand midi". Quelque chose reste à l'écart, en-dessous, qui condamne à l'avance la fusion de l'homme avec la nature.


jeudi 17 mai 2012

Aucun lieu, Nulle part -- Christa Wolf (bis)


Juste pour le plaisir de recopier (essayez, vous verrez comment le texte se déploie différemment à la copie qu'à la lecture !), quelques lignes du début :



Cette ornière maligne par où le temps s'enfuit loin de nous.
Vous qui nous avez précédés, du sang dans les chaussures. Regards d'aucun œil, paroles d'aucune bouche. Formes, sans corps. Descendus au ciel, séparés dans les tombes éloignées, ressuscités d'entre les morts, pardonnant encore à ceux qui nous ont offensés, triste patience angélique.
Et nous, encore avides du goût de cendre des mots. Nous n'avons pas encore la bienséance d'être muets.
Dis s'il vous plaît, merci.
S'il vous plaît. Merci.
Rires vieux de plusieurs siècles. L'écho, effrayant, maintes fois brisé. Et le soupçon qu'il n'y a plus rien d'autre à attendre, que cet écho. Mais seule la grandeur justifie le manquement à la loi et réconcilie le coupable avec lui-même.
En voici un, Kleist, affligé de cette ouïe bien trop fine, fuyant au milieu des prétextes qu'il n'a pas le droit de percer à jour. Sans but, semble-t-il, sa fuite laisse une trace bizarre sur la carte déchirée de l'Europe. Le bonheur se trouve là où je ne suis pas.
La femme, Günderrode, reléguée dans le cercle étroit, pensive, clairvoyante, insensible aux choses éphémères, résolue à vivre pour l'immortalité, à sacrifier le visible à l'invisible.
S'ils s'étaient rencontrés : légende qui correspond à un désir. Winkel au bord du Rhin, nous l'avons vu. Un lieu qui convient.
Juin 1804.
Qui parle ?




(traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Stock, 1994)

Hat and beard -- Eric Dolphy (1928-1964)


Hasard des réécoutes, ce commentaire d'Eric Dolphy sur cette plage de Out to lunch (enregistré en février 1964) :

"I was tinking about Monk when I wrote this tune; He's so musical no matter what he's doing, even if he's walking around."


mercredi 16 mai 2012

Aucun lieu, Nulle part -- Christa Wolf

 
A rebours, de la fleur noire de Stefan George à la fleur bleue de Novalis ; en chemin, on ne peut que croiser ce récit de la rencontre imaginaire de Karoline von Günderrode et Heinrich von Kleist, sans doute le livre de Christa Wolf où la sensation de glisser sur le fil du rasoir est le plus obsédant. "Aussi belle qu'une balle" ... c'était une chanson du dernier Taxi Girl (citant Drieu La Rochelle si ma mémoire est bonne). Ce serait une excellente description de chaque page ce livre très bref et très dense.
Rien d'original à le placer parmi ses chefs d'œuvre, je crois bien qu'il y a presque unanimité là-dessus.





Ils marchent en silence. Günderrode montre à l'étranger le jeu des couleurs du ciel à l'ouest, un rouge rosé et un vert pomme que l'on a pas l'habitude de trouver dans la nature. Il fait jour encore, mais l'air se rafraîchit. Günderrode croise son châle sur sa poitrine. Elle est calme. A cette heure de la journée, elle souhaite souvent être seule et morte pour les autres, sauf pour celui qu'elle ne connaît pas encore et qu'elle se créera. Elle se déchire en trois personnes, dont l'une est un homme. L'amour, quand il est absolu, est capable de fondre ces trois êtres en un seul. L'homme qui se trouve à côté d'elle n'a pas cette perspective. Son œuvre est le seul lieu où il puisse être d'accord avec lui-même ; il n'a pas le droit d'y renoncer pour quelqu'un d'autre. Ainsi est-il doublement seul, doublement prisonnier. Pour lui les choses ne peuvent que mal finir, qu'il soit un génie ou simplement un malheureux parmi tant d'autres, comme l'époque en recrache.
Un vers lui revient en mémoire qu'il ne veut pas citer devant Günderrode : Aucune femme ne croit en sa propre force. Il songe qu'avec celle-ci le sexe féminin pourrait arriver à croire en lui. Il éprouve comme une ivresse sensuelle dans l'échange avec cette femme, qui pourtant n'attire pas l'homme qu'il est.
Comme si elle avait eu la même idée, elle dit : A l'instant où nous prenons conscience du moment présent, il est déjà enfui, le sentiment de la jouissance appartient toujours au souvenir.
Kleist se demande s'il sera lui aussi un jour un cadavre dans les pensées des autres. Est-ce cela qu'ils appellent l'immortalité ?
Entre les époques, pense-t-elle, s'étend un terrain vague où l'on s'égare facilement, et où l'on se perd mystérieusement. Cela ne m'effraie pas. Nous ne tenons pas notre vie entre nos mains. Je ne suis pas forcée d'être là. Ainsi serais-je invulnérable ?
Elle commence soudain à rire, sans raison, d'abord discrètement, puis plus franchement, et enfin à gorge déployée. Cela a sur Kleist un effet contagieux ; ils sont obligés de se tenir l'un l'autre pour ne pas se laisser emporter par le rire. Jamais ils ne sont aussi proches l'un de l'autre qu'en cette minute.
Si les hommes ne peuvent s'empêcher d'anéantir certains spécimens de leur espèce, par méchanceté ou par bêtise, par indifférence ou par peur, alors il nous échoit, nous qui sommes destinés à être anéantis, une incroyable liberté. La liberté d'aimer les hommes et de ne pas nous haïr nous-mêmes.
Réaliser que nous sommes une esquisse - qui sera peut-être jetée pour être, peut-être, réutilisée. Pouvoir en rire, voilà qui est digne d'un être humain. Dessinés et dessinant. Renvoyés à une œuvre qui demeure ouverte, ouverte comme une blessure.
De quoi parlent-ils encore ? A quoi songent-ils ?
Nous en savons trop. On nous prendra pour des fous. Notre croyance indéracinable que l'homme est destiné à se perfectionner, cette croyance est en totale contradiction avec l'esprit de toutes les époques. Folie ?
Le monde fait ce qui lui semble le plus facile : il se tait.
La lumière a changé. Tous les objets, même les arbres, sont pointus, aigus, découpés. Ils entendent des voix au loin qui appellent Kleist. La voiture pour Mayence va partir. Günderrode lui fait comprendre qu'il doit s'éloigner. Ils se quittent d'un geste de la main.
Maintenant l'obscurité gagne. Une dernière lueur sur le fleuve.
Tout simplement continuer son chemin, pensent-ils.
Nous savons ce qui va arriver.


(Kein Ort. Nirgends, écrit en 1977 (voir ci-dessous) est paru en 1979, simultanément à Berlin-Est (Aufbau Verlag) et Darmstadt (Luchterhand Verlag) ; traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, chez Stock en 1994)






(petit rappel : en 1976, c'était à Wolf Biermann que le peuple de DDR disait un adieu qui ne s'espérait pas encore un au revoir)

"Kein Ort. Nirgends habe ich 1977 geschrieben. Das war in einer Zeit, da ich mich selbst veranlaßt sah, die Voraussetzungen von Scheitern zu untersuchen, den Zusammenhang von gesellschaftlicher Verzweiflung und Scheitern in der Literatur. Ich habe damals stark mit dem Gefühl gelebt, mit dem Rücken an der Wand zu stehen und keinen richtigen Schritt tun zu können. Ich mußte über eine gewisse Zeit hinwegkommen, in der es absolut keine Wirkungsmöglichkeit mehr zu geben schien. 1976 war ein Einschnitt in der kulturpolitischen Entwicklung bei uns, äußerlich markiert durch die Ausbürgerung von Biermann. Das hat zu einer Polarisierung der kulturell arbeitenden Menschen auf verschiedenen Gebieten, insbesondere in der Literatur, geführt: Eine Gruppe von Autoren wurde sich darüber klar, daß ihre direkte Mitarbeit in dem Sinne, wie sie sie selbst verantworten konnte und für richtig hielt, nicht mehr gebraucht wurde. Wir waren ja Sozialisten, wir lebten als Sozialisten in der DDR, weil wir uns dort einmischen, dort mitarbeiten wollten. Das reine Zurückgeworfensein auf die Literatur brachte den Einzelnen in eine Krise, eine Krise die existentiell war."
(Christa Wolf; Kultur ist, was gelebt wird. Gespräch mit Frauke Meyer-Gosau; in: Christa Wolf, Materialienbuch, hrsg. v. Klaus Sauer, Neuwied 1983)




Et, si vous avez la chance de tomber dessus, La faim, nous l'appelons amour, recueil de lettres de Karoline von Günderrode traduit par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach chez Alinéa en 1985.

Le titre vient d'une variation reprise à son compte par Karoline von Günderrode d'un passage de Hypérion (à la fin de la dernière lettre du premier livre du premier volume) :

Das kannst du lassen, zu sehn, was über andere waltet. Dir gilt deine neue Lehre. Über dir und vor dir ist es freilich leer und öde, weil es in dir leer und öd' ist.
Freilich, wenn ihr reicher seyd, als ich, ihr andern, könntet ihr doch wohl auch ein wenig helfen.
Wenn euer Garten so voll Blumen ist, warum erfreut ihr Othem mich nicht auch? - Wenn ihr so voll der Gottheit sind, so reicht sie mir zu trinken. An Festen darbt ja niemand, auch der ärmste nicht. Aber Einer nur hat seine Feste unter euch; das ist der Tod.
Noth und Angst und Nacht sind eure Herren. Die sondern euch, die treiben euch mit Schlägen an einander. Den Hunger nennt ihr Liebe, und wo ihr nichts mehr seht, da wohnen eure Götter. Götter und Liebe?
O die Poëten haben recht, es ist nichts so klein und wenig, woran man sich nicht begeistern könnte.
So dacht' ich. Wie das alles in mich kam, begreif ich noch nicht.



Tu peux négliger de considérer ce qui a pouvoir sur les autres. Tu as, toi, ta science nouvelle. Si tu trouves le vide et le désert devant toi et au-dessus de toi, c'est sans doute qu'ils étaient d'abord en toi.
Mais si vous êtes plus riches que moi, vous autres, ne pourriez-vous m'aider un peu ?
Si votre jardin a tant de fleurs, pourquoi leur souffle ne me donne-t-il point de joie ? Si la divinité abonde en vous, donnez m'en donc à boire ! Dans les fêtes, nul ne languit, même le plus pauvre ; mais il n'y a parmi vous de fêtes que funèbres.
La détresse, l'angoisse et la nuit sont vos souveraines. Elles vous isolent, ou vous parquent de force. Vous nommez votre faim amour, et vos dieux habitent où vous ne voyez plus rien. Les dieux, l'amour ?
Les poètes ont raison : il n'est rien de si petit que l'on ne puisse en nourrir sa ferveur.
Ainsi pensais-je alors. Aujourd'hui encore, je ne comprends pas comment j'avais pu en venir là.

(traduit par Philippe Jaccottet)


samedi 12 mai 2012

Mètre-étalon


Quand viendra la révolution, il ne sera fait de mal à personne, mais tout l'argent sera brûlé.



Cette phrase qui a pu un temps tenir de l'évidence est aujourd'hui littéralement devenue, au mieux, un véritable koan et, au pire, un véritable blasphème.




FADENSONNEN
über der grauschwarzen Ödnis.
Ein baum-
hoher Gedanke
greift sich den Lichtton: es sind
noch Lieder zu singen jenseits
der Menschen.

in Paul Celan, 
Atemwende, Suhrkamp, 1967




SOLEILS-FILAMENTS
au-dessus du désert gris-noir.
Une pensée haute comme
un arbre
accroche le son de la lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes.

in Paul Celan
Choix de poèmes réunis par l'auteur
traduit et présenté par Jean-Pierre Lefebvre
Poésie / Gallimard 


"jenseits" ... "au-delà", ou, tout simplement, "de l'autre côté" ; un adverbe innocent ...  Derrière lui, c'est son petit camarade, le substantif "das Jenseits", qui pointe son inquiétant museau, "l'Au-delà", tout simplement, lui aussi.




lundi 7 mai 2012

Drone sweet drone


Déjà quatre belles productions au catalogue (à découvrir ici) et en prime, ce texte :


Tes yeux se ferment, enferment les couleurs de ce monde. S’il n’est qu’un vaste champ de bataille livré à la folie de machines sans rêves, il n’en reste pas moins beau. Et les vestiges de cette splendeur en décomposition ricochent contre le mur de tes paupières. Closes. Restent toujours des fous plus fous que la mort.

Au loin, les nuages écrasent le ciel incapable de contenir son horizon. Les océans déversent toute leur amère rancœur dans les étoiles. Tu attends la fin de cette histoire terminée bien avant toi. A chacun de s’inventer l’apocalypse. Et pourquoi pas maintenant. Pourvu que le résultat soit à la hauteur de la chute.

Et pendant que se délite ce que tu crois avoir créé, ta peau se fige. L’envie d’inachevé te submerge, mais les moyens ne sont plus là. Il faut contempler jusqu’à l’annihilation. Rester l’unique étincelle vivante dans cette obscurité tellement vide qu’elle en cesse d’exister.

Puis renaître. Ramener la lumière au sein du néant. Reconstruire et réinventer. Quitte à retomber dans l’infernal cycle. Si les couleurs sont plus réelles. On trouvera peut être la vérité au cours d’une descente.

(Adrien Lanziger, ici)


A short film -- Ted Hughes


It was not meant to hurt.
It had been made for happy remembering
By people who were still too young
To have learned about memory.

Now it is a dangerous weapon, a time-bomb,
Which is a kind of body-bomb, long term too.
Only film, a few frames of you skipping, a few seconds,
You aged about ten there, skipping and still skipping.

Not very clear grey, made out of mist and smudge,
This thing has a fine fuse, less a fuse
Than a wavelength attuned, an electronic detonator
To what lies in your grave inside us.

And how that explosion would hurt
Is not just an idea of horror but a flash of fine sweat
Over the skin-surface, a bracing of nerves
For something that has already happened.

 

(in Birthday Letters, Faber and Faber, 1998)


jeudi 3 mai 2012

Le tour du piano par Thelonious Monk - Concert de Thelonious Monk et son quartette, Genève, mars 1966 -- Julio Cortazar


Heureux ceux qui ont pu assister à un concert de Thelonious Monk ; je n'en fais pas partie. Enfin, si, un peu quand même, par la grâce de ce texte.



Thelonious Monk et Charles Rouse,
Jazz Gallery, NYC, Juin 1961
(photo Larry Fink)



A Genève, dans la journée, il y a le bureau des Nations unies mais le soir il faut bien vivre et soudain une affiche un peu partout qui dit Thelonious Monk et Charles Rouse, vous comprendrez alors le galop au Victoria Hall pour le cinquième rang au milieu, les verres propiatoires au bar du coin, les fourmis de la joie, les neuf heures qui sont interminablement sept heures et demie, huit heures, huit heures passées, le troisième whisky, Claude Tarnaud qui propose une fondue, sa femme et la mienne qui se regardent consternées - et après c'est elles qui en mangent le plus, surtout le fond qui est toujours le meilleur dans la fondue -, le vin blanc qui agite ses petites pattes dans les verres, le monde qu'on laisse derrière soi et Thelonious pareil à la comète qui, dans cinq minutes exactement, emportera un morceau de la Terre, comme dans Hector Servadac, en tout cas un morceau de Genève avec la statue de Calvin et les chronomètres Vacheron et Constantin.
A présent les lumières s'éteignent avec ce léger tremblement d'adieu qui nous gagne toujours quand un concert commence (nous traverserons un fleuve, un autre temps s'établira, l'obole est déjà prête) et déjà le contrebassiste relève son instrument et l'accorde, les balais parcourent brièvement la caisse claire comme un frisson et, venu du fond de la scène en faisant tout un détour complètement inutile, un ours qui a sur la tête un bonnet mi-turc mi-barrette s'avance vers le piano en posant un pied devant l'autre avec de telles précautions qu'on pense malgré soi à des champs de mines ou à ces plates-bandes de despotes sassanides où toute fleur piétinée était une mort lente de jardinier. Quand Thelonious s'assied au piano, toute la salle s'assied avec lui et produit un murmure collectif à la mesure de son soulagement parce que l'avancée diagonale de Thelonious sur la scène tient un peu du cabotage phénicien toujours menacé d'échouer dans les syrtes et lorsque la nef de miel noir avec son capitaine barbu arrive au port, c'est le quai maçonnique du Victoria Hall qui la reçoit avec un soupir comme d'ailes apaisées, de jetées atteintes. Et c'est alors Pannonica ou Blue Monk, trois ombres comme des épis entourent l'ours qui explore les ruches du clavier allant et venant parmi les abeilles déconcertées et les hexagones du son, il s'est à peine écoulé une minute que nous sommes déjà dans la nuit hors du temps, la nuit primitive et délicate de Thelonious Monk.
Mais cela ne s'explique pas ; A rose is a rose is a rose. Nous vivons une trêve, il y a un intercesseur, peut-être en quelque sphère est-il question de notre rachat. Et ensuite, quand Charles Rouse fait un pas vers le micro et que son saxo dessine impérieusement les raisons pour lesquelles il est là, Thelonious laisse tomber ses mains, écoute un instant, pose encore un léger accord de la main gauche et l'ours se lève en se balançant, gavé de miel et cherchant une mousse propice à la sieste, dégagé du tabouret il s'appuie sur le bord du piano, marquant le rythme du pied et du bonnet, les doigts glissent, d'abord sur le côté du clavier où il pourrait y avoir un cendrier et une bière mais il n'y a qu'un Steinway & Sons, puis ils commencent imperceptiblement un safari sur le bord de la caisse tandis que l'ours se balance en cadence parce que Rouse et le contrebassiste et le percussionniste sont pris au filet du mystère de leur trinité et Thelonious voyage vertigineusement sans bouger, naviguant centimètre par centimètre, en direction de la queue du piano qu'il n'atteindra jamais, on sait bien qu'il ne l'atteindra pas car, pour l'atteindre, il lui faudrait plus de temps qu'à Phileas Fogg, plus de traineaux à voile, plus de rapides de miel de sapin, d'éléphants et de trains durcis par la vitesse pour franchir l'abîme d'un pont effondré, en conséquence de quoi Thelonious voyage à sa manière, s'appuyant sur un pied puis sur l'autre, tanguant sur le pont de son Pequod ancré dans un théâtre et bougeant de temps en temps les doigts pour gagner un centimètre ou mille milles, s'immobilisant à nouveau, comme faisant le point avec un sextant de fumée et renonçant à aller plus loin et à atteindre le bout du piano, jusqu'à ce que sa main abandonne son appui et que l'ours vire lentement de bord et tout pourrait arriver à cet instant où l'appui lui manque, où il flotte comme un alcyon sur le rythme de Charles Rouse qui est en train de poser ses derniers longs, véhéments, admirables coups de pinceau de rouge et de violet, nous éprouvons le vide de Thelonious éloigné du bord du piano, l'interminable diastole d'un seul immense cœur où battent tous nos sangs, et exactement alors, son autre main se saisit du piano, l'ours se balance aimablement et revient nuage après nuage jusqu'au clavier, il le regarde comme pour la première fois, il promène dans les airs ses doigts indécis, les laisse tomber et nous sommes sauvés, il y a Thelonious capitaine, il y a navigation de nouveau et le geste de Rouse qui recule tout en décrochant son saxo ressemble à une remise de pouvoir, le légat qui rend au doge les clefs de la Sérénissime.


(in Le tour du jour en quatre-vingts mondes, traduit par Laure Guille-Bataillon, Karine Berriot, J.-C. Lepetit et Céline Zins, Gallimard 1980)


mardi 1 mai 2012

L'été de la honte -- Branimir Šćepanović



Au registre des avatars de la parabole du Grand Inquisiteur ... encore ce registre ne couvre-t-il qu'un des niveaux que ce roman entrelace en semant des prénoms comme autant de clés, certaines évidentes (Jacob, Isaac, Marthe, Pierre, Luc), d'autres plus cachées, du moins pour les héritiers de l'église de Rome (Euthyme, Basile, Maxime), d'autres enfin qui ne se lisent qu'à travers la spectroscopie fine des Balkans.
Entrelacement n'est d'ailleurs pas le mot exact pour décrire la construction de ce livre : sédimentation conviendrait mieux, avec la notion de brouillage des strates, de contamination mutuelle des différents niveaux de lecture qui n'émergent "purs" que par instant avant de replonger dans une ambiguïté parfois troublante.
Le livre est situé au Monténégro, le pays natal de Šćepanović, le village s'appelle Passiatcha (Pays des chiens) ; on ne s'étonne peut-être plus aujourd'hui de lire dans un roman "balkanique" qu'un personnage en haïssait un autre, son voisin, pour avoir "manqué l'occasion de lui régler son compte au cours de la guerre" mais le roman date de 1965 et dépeint, comme toute l'œuvre de Šćepanović, un présent suspendu (les seules indications datées sont "19.."), tordu, noué par la haine et tendu vers un avenir lugubre, à rebours du souriant décor de la Yougoslavie de Tito.

Les littératures "romanes" ont trouvé dans la luxuriance des Amériques "Latines" une expression particulière de la violence qu'on a classée sous l'étiquette "réalisme magique" ... ce roman, toute l'oeuvre de Branimir Šćepanović (ici aussi) en fait, est là pour rappeler qu'on aurait pu faire de même pour les littératures "slaves", mais dans la fournaise de l'été "yougoslave".







L'air absent, il considéra longuement les os rongés, les assiettes, les tables renversées et les petits morceaux de verre. Puis il leva les yeux, mais cela lui coûta autant d'efforts que s'il avait dû soulever son corps alourdi. Sur toute la longueur du mur, à une hauteur que ne pouvait atteindre la main d'aucun villageois, en lettres de formats et d'aspects différents, du coin droit de la salle jusque sur la porte de chêne foncé, où le dernier mot était à peine visible, était inscrit un curieux message qu'il ne pouvait lire sans tourner lentement la tête, dont la nuque était collée par du sang coagulé au plancher sale de l'auberge de Ioksim. Nous avons réglé son compte à ce salaud ! le 23 septembre ça t'apprendra chez Ioksim bonjour Isaac pardonne-nous si nous avons été maladroits nous n'avons pas couru le monde nous l'autre jour ce n'était pas la tombe de Jacob et ce n'était pas de l'agneau c'est un chat crevé avec de l'oignon nous n'avons jamais eu peur ! Surtout du pouvoir tu parles voilà comment nous traitons les voleurs et les minables l'important c'est de croire. Il n'y a pas de Dieu es-tu bien dans notre Passiatcha vive la libération ce n'est pas de notre faute.


(...)


"S'est-il vraiment passé quelque chose ou suis-je encore debout sur le mont de l'est, après avoir été battu et humilié, en train de penser à Marthe, qui vient d'essuyer mon sang et mes larmes, et qui est repartie après m'avoir fait cette aumône dont je ne voulais pas ? Mon Dieu, est-ce encore ce même jour, ce même instant, où j'ai dix-neuf ans et un grand désir, né de la honte et de la haine, de fuir au loin pour devenir un homme, ou bien est-ce un autre jour où, après bien des années, après toute une vie, je fuis encore, mais cette fois pour toujours ? Quel jour sommes-nous donc ?"
Et il se prit à croire que ces longues années de pérégrinations et de souffrance, son retour à Passiatcha et tout cet été, n'étaient qu'images irréelles nées dans sa conscience en un seul instant et suscitées par son désir de voir d'un seul coup d’œil toute sa vie future.
"Si tel est le cas, j'aurai tout de même pu la voir différemment", pensa-t-il, et il sourit, en homme digne de ce nom, capable d'aimer jusqu'à son propre malheur.
La cloche sonna encore : c'était donc sans doute un jour de fête à Passiatcha, ou tout simplement la fin de l'été, mais la lumière était si violente qu'on avait du mal à le croire.




(traduit par Jean Descat aux éditions Hêrodotos / Le Milieu du Jour, 1992)