lundi 21 décembre 2009

Apologie de Pluchkine (bis) -- Vladimir Toporov


La formidable érudition de Toporov s'épanouit librement dans son Apologie de Pluchkine, en particulier dans ses notes ; à côté des philosophes, ce sont aussi des géants de la littérature russe, Iouri Olecha (voir aussi le dossier pédagogique du spectacle tiré de Le mendiant ou la mort de Zand au TNS, mis en scène par Bernard Sobel, sur une traduction de ... Luba Jurgenson, le monde n'est décidément pas si grand !), Vladimir Nabokov, Mikhaïl Ossorguine (en espérant que Les gardiens des livres soit encore disponible, sinon, voir à l'Age d'homme) ou Alekseï Remizov, entre autres, qui sont appelés à la barre pour défendre Pluchkine contre son auteur. Le choix des textes est à lui seul une anthologie miniature !

Ci-dessous, l'extrait choisi de Iouri Olecha (in Liompa, 1928).







Apologie de Pluchkine, ce texte est aussi une mise en accusation de Gogol dont la plume tremble face à Pluchkine et qui ne résiste pas à la tentation facile de forcer le trait de l'avare pour effacer une image plus dérangeante, celle, pathétique mais pas ridicule, d'un vieillard qui fut heureux d'un bonheur qui lui fut injustement ravi et dont seuls les objets témoignent encore à ses yeux, par une lueur qui s'amenuise et que lui seul parvient encore à distinguer sous la poussière qui s'accumule : le fatras poussiéreux de Pluchkine, c'est son dernier morceau de paradis ; paradoxalement, c'est ce fatras de choses inutiles qui le rattache à l'humanité et le génie ambivalent de Gogol, c'est de n'avoir finalement pas réussi totalement à occulter cette image.


Mikhaïl Ossorguine (cité par Toporov) le souligne :

Gogol a eu tort de montrer son Pluchkine sous un jour aussi déplaisant. Ayant toutes les raisons de ne pas aimer les hommes (sa propre fille l'a blessé !), il a transposé tout son potentiel d'amour sur les choses. (...) Il était parcimonieux de nature, et il faut réfléchir à ce mot qui, de par sa racine, a un sens positif. La seule faute de Pluchkine était sa vieillesse et sa solitude : il avait cessé d'épousseter les petits et les grands objets accumulés, il ne soignait plus les choses, mais les laissait pourrir : le croûton de brioche avait moisi, le citron s'était racorni, l'encre avait séché. (...) Si Pluchkine avait passé l'aspirateur sur ses objets, ils auraient resplendi dans leur beauté tranquille, dans leur accueillante douceur. Seules les âmes humaines mortes paraissaient sans valeur à Pluchkine, c'est pourquoi il les a vendues à Tchitchikov pour un prix aussi dérisoire : trente-deux kopecks la pièce.

Et il faudrait encore citer le témoignage de Sigismund Krzyzanowski ...



Apologie de Pluchkine ? "Apologie", le mot est un peu fort, provocateur, polémique presque, "défense", certainement, mais c'est une chose de rétablir Pluchkine dans son humanité, c'en serait une autre d'en faire un "héros positif", ce qui n'est pas le cas ici.

C'est finalement à un savant méconnu (et de moi inconnu), Iakov Issaïevitch Abramov (1893-1966; une note nous apprend que ses travaux ne nous sont parvenus que par les notes de ses élèves) que Toporov laisse la parole pour dévoiler pourquoi le problème du "pluchkinisme" a tant retenu l'attention dans le premier tiers du XXème siècle. Abramov convoque Vochtchev, un autre personnage, d'Andréi Platonov dans La fouille (disponible à l'Age d'homme, traduit par Jacqueline de Proyart) qui, face à l'absurdité de l'excavation géante en forme de tombeau sensée accueillir les fondations du communisme que lui et ses camarades creusent (et peuplent à l'avance, ce qui ne fait que retarder l'achèvement des travaux), recueille toutes sortes d' "objets de malheur et d'abandon".

C'est ainsi que se dessine le sens profond de l'avarice pluchkinienne : la conservation de l'être dans un pays en carence d'être. Platonov finit par dire ce que Gogol a tu en désignant cette avarice non plus comme de la radinerie, ni comme un rapetissement, mais comme une "avarice de la compassion". Pluchkine n'est pas un thésauriseur, il est un rassembleur (...) qui aime les choses non pas à cause de leur richesse, mais à cause de leur pauvreté et de leur vétusté. La compassion à leur égard, qui paraissait absurde du temps de Gogol, devint un siècle plus tard, un moyen de préserver le sens. Dans un espace illimité, les vétilles réchauffent le coeur. Le Pluchkine éternel qui s'est manifesté dans Vochtchev est proche et compréhensible pour tous ceux qui "se nourissent de miettes, se consolent de malheurs, s'assagissent par la folie ..."


Superbe livre, vraiment !




La peu utile ultime notule du Trissotin :

Un seul défaut, un minuscule détail, page 165, une traduction, me semble-t-il, incorrecte d'un extrait de Rilke :

Ich bin auf der Welt zu gering und doch nicht klein genug,
um vor Dir zu sein wie ein Ding,
dunkel und klug.

traduit par

Je suis si peu dans ce monde et pourtant, pas assez petit.
Tu es comme une chose,
sombre et sage.

alors que je lis

Je suis si peu dans ce monde et, pourtant, pas assez petit
pour me tenir devant Toi comme une chose,
sombre et sage.




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