samedi 12 décembre 2009

Apologie de Pluchkine -- Vladimir Toporov


Vladimir Nikolayevich Toporov (1928-2005)


Tout en un ! Un maître-livre de Vladimir Nikolayevich Toporov, linguiste et disciple de Roman Jakobson, enfin traduit (aux éditions Verdier par Luba Jurgenson). A la fois critique littéraire incisive et méditation profonde, ce livre réussit ce tour de force de justifier à la fois son titre et son sous-titre "De la dimension humaine des choses". Il y est question de Gogol, des Ames mortes et bien sûr du personnage de l' "avare" Pluchkine mais aussi de la relation de l'homme aux choses, dont l'analyse, passant de Heidegger à St Augustin, Eckhart ou Gerschenson, constitue le fond de la "réhabilitation" de Pluchkine. Un petit pré-requis, quand même, (re)lire les Ames mortes à moins d' en avoir gardé un souvenir particulièrement vif ... mais cela n'a rien d'une punition (traduction par Anne Coldefy-Faucard chez Verdier) !


A lire d'urgence pour tous ceux que la "question de la technique" préoccupe ! Et si la référence au Fribourgeois paraît trop "inactuelle", ... ou trop suspecte !, parlons alors, avec Castoriadis, d' "autonomisation de la technoscience". Et finalement, ne parlons de rien d'autre que du plaisir de l'intelligence qu'un ouvrage pareil distille !

Amusant aussi cet aspect "matriochka" de certains passages où l'on voit Luba Jurgenson restituer Heidegger (dans la traduction de Roger Munier) avec les coupes de Toporov qui lui-même devait citer une traduction russe alors qu'il lisait sans nul doute Heidegger "dans le texte" !

Difficile d'isoler un passage dans ce livre qui progresse avec une tranquille logique au milieu d'une formidable érudition ; j'extraie ci-dessous ce passage, qui correspond à un clair tournant du livre : la méditation sur l'empreinte réciproque de la chose dans l'homme et de l'homme dans la chose se termine, le décor est planté et en arrière-plan, on commence à apercevoir la figure de Plouchkine.







Il y a aussi dans ce livre quelques considérations bien senties sur les dérives actuelles de l' "amour de la nature" comme version à peine nouvelle de l' "amour du lointain" (aïe ... après le "sur-fascisme vert", voila un clin d'œil au "nietzschéisme vert" !) alors que c'est précisément, et à hauteur d'homme, cette fois, pas dans quelque dialogue fusionnel avec Gaïa !, notre relation aux choses, plus exactement notre retrait de cette relation qui permet à la fois l'autonomisation de la sphère technique (quand l'outil se complexifie, la main qui l'emploie se réifie) et la surenchère de camelote jetable qui nous sert d'environnement matériel, bref, deux des grandes caractéristiques de l' "hallucination collective" (Castoriadis) que constitue notre époque.

Réinvestir notre relation aux choses, leur reconnaître cette part d'humanité qui leur est due de par leur génèse et qui les met à part des simples "objets", de la matière brute, c'est aussi reprendre le contrôle sur le développement aveugle ("pulsion acéphale" dirait
Žižek ! cf sa contribution à Démocratie, dans quel état ?) de la technique ... indispensable si on veut que l'homme redevienne à l'avenir "la mesure de toute chose" (Parménide).





C'est aussi un plaisir de trouver enfin disponible un livre qui prouve aux St Thomas francophones (qui pourraient en douter en toute bonne foi) que les intellectuels russes, ce ne sont pas que des compilateurs besogneux des œuvres complètes de Souslov passés sans transition à celles de von Hayek (sans rencontrer d'ailleurs de difficulté particulière dans leur labeur coprophile), des siloviki corrompus ou avinés (la somme, comme le flacon, dépendent du grade mais le "ou" n'est pas exclusif) ou des oligarques lubiques vautrés sur des bimbos cocaïnisées ...

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