mercredi 9 décembre 2009

L'Europe depuis l'Afrique -- Alain Mabanckou


"L'Europe va mal, on le sait. Elle est alitée, entourée de médecins dont les panacées aggravent son état plus qu'elles ne la guérissent. Elle est victime de l'effet boomerang de sa propre civilisation. De son incapacité à gérer l'immédiat. De ses tergiversations à se mirer. Fière d'elle à tort, elle n'ose prendre le taureau espagnol par les cornes et le coq gaulois par la crête. Elle a été le théâtre de guerres impliquant d'autres continents -- qui n'avaient d'ailleurs rien à voir avec ses querelles de voisinage, ses différends de frontières, ses appétits de Grande Puissance. Les circonstances de la mobilisation d'autres peuples venus aux côtes de l'Europe importaient peu : la cause à défendre était noble.

L'héritage de cette expérience commune ? Un tableau qui s'assombrit de décennie en décennie : politique d'immigration draconienne ici, reconduite à la frontière là, les vieux soldats africains qui attendent toujours leurs pensions. Les pauvres vétérans n'ont pour consolation que le statut creux de tirailleurs sénégalais, d'anciens combattants et le port de médailles le dimanche dans les conseils de quartier. Parce que, eux, ils peuvent au moins arguer qu'ils ont fait l'Europe. On dirait des personnages sortis tout droit de Pas de lettre pour le colonel de Gabriel Garcia Marquez. Ou même du Désert des Tartares de Dino Buzzati ...

Je ne ferme pas les yeux à la montée des nationalismes, à la recrudescence de l'antisémitisme, Celui-ci vient de la bouche de certains Africains qui s'imaginent que la solution adéquate serait de mettre sur la balance de Roberval les peines de l'humanité. Ils les quantifient alors, les dosent avant de décréter du haut de leur crétinisme grégaire que telle douleur est "plus douloureuse" que telle autre ! A y bien regarder, aucun continent n'a le monopole de l'épreuve, des souffrances, des injustices.

L'Europe va mal. Aimé Césaire l'avait dit en 1955 dans son Discours sur le colonialisme. Cinquante ans déjà. La moitié d'un siècle. Qui l'avait écouté ? Ni l'Europe, ni l'Afrique. On n'écoute pas les poètes. On fait semblant de s'émouvoir, de célébrer la puissance de leurs vers. Et on regarde ailleurs, parce que, pour beaucoup, la poésie ne sera jamais cette "arme miraculeuse" dont parle ce même Césaire. La vérité de son Discours est bouleversante. Le livre n' pas pris une ride. Le constat principal est le suivant : "Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte."

L'Europe a-t-elle toujours choisi de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux ? L'Europe a-t-elle lu Aimé Césaire ? A cette Europe-là, il s'agit de montrer qu'elle ne pourra plus faire l'économie d'une autocritique. Qu'elle ne pourra plus repousser ceux qui frappent à sa porte. Qu'elle ne pourra plus accabler ceux-ci de la présomption de mauvaise foi. L'Histoire nous a mis face à face. La rencontre s'est déroulée de manière frontale, avec le bilan inscrit (ou à inscrire) dans les livres que liront les nouvelles générations."



extrait de L'Europe depuis l'Afrique, court texte d'Alain Mabanckou, illustré par Christophe Merlin (éditions Naïve) qui se termine par ces mots :



"L'identité européenne ne sera pas façonnée sans l'apport de ceux qui ont contribué à sa grandeur.

Nous autres originaires d'Afrique regardons l'Europe et espérons, pour son salut, qu'elle nous regarde aussi ..."

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