jeudi 3 décembre 2009

Il n'y aura pas de paradis -- Ryszard Kapuściński


On connaît les récits de ses tribulations africaines où il fut correspondant pendant la période des indépendances (58-67). De retour en Pologne au début 67, Kapuściński s'ennuie ferme (il faut lire ce qu'il écrit sur le bureau : " (...) une discussion de gens séparés par un bureau ressemble à un échange entre un sergent assis dans la tourelle de son char et une jeune recrue effrayée, au garde-à-vous dans la ligne de mire du canon") et repart dès l'automne vers l'Amérique Latine ; ici, c'est au Mexique :

Je roulais en voiture et de loin j'ai aperçu quelque chose qui ressemblait à un chapeau indien posé sur le sable. J'ai arrêté ma voiture, puis je me suis approché. Sous le chapeau, un Indien était assis dans un renfoncement qu'il avait creusé pour se protéger du vent. Devant lui se trouvait un vieux gramophone avec un pavillon tout courbé et esquinté. Le vieux tournait sans arrêt la manivelle (visiblement, le gramophone n'avait pas de ressort), entraînant un disque (le seul qu'il avait) si usé que les sillons avaient disparu. Du pavillon sortaient des crépitements, des parasites et les lambeaux chaotiques d'une chanson latino-américaine, "Rio Manzanares, dejame pasar" (rivière Manzanares, laisse-moi passer). Je l'ai salué, je suis resté longtemps posté au-dessus de lui, pour tant le vieux ne me prêtait pas la moindre attention. "Papa, me suis-je enfin écrié, il n'y a pas de rivière ici." Le vieux restait silencieux. "Mon fils, a-t-il fini par répondre, la rivière, c'est moi et je n'arrive pas à me traverser." Sans rien ajouter, il a continué de tourner la manivelle et d'écouter son disque.

(in Il n'y aura pas de paradis, Press Pocket)



SILENCE : Les hommes qui écrivent l'histoire consacrent beaucoup trop d'attention aux "moments retentissants". En revanche, ils observent trop peu les périodes de silence. Cela traduit un manque d'intuition, de cette intuition dont toute mère fait preuve quand elle entend par exemple que la chambre de son enfant est soudain silencieuse. (...). Dans le domaine de l'histoire et de la politique, le silence remplit la même fonction. Le silence est un signe de malheur, et souvent même de crime. C'est un instrument politique au même titre que le cliquetis des armes ou les discours des meetings. Les tyrans et les occupants se soucient toujours d'associer le silence à leurs actes, ils en ont besoin. Il n'y a qu'à observer la manière dont tout colonialisme entretient ses silences. Regardez la discrétion avec laquelle l'Inquisition a fonctionné ! L'art avec lequel Leonidas Trujillo évitait toute publicité.
(...)
Il serait intéressant d'évaluer, au niveau mondial, la part d'énergie consacrée par les médias à l'information et celle consacrée au silence. Des deux, qui l'emporte ? Ce qui est dit ou ce qui ne l'est pas ? On peut dénombrer les personnes qui travaillent dans le domaine de la publicité. Mais si on comptait le nombre de personnes employées dans l'industrie du silence ? Où sont les plus gros effectifs ?

(ibidem)



Tout Kapuściński est là, entre ces deux extraits : une vision infiniment et uniformément "soucieuse" qui mêle les différents points de vue sans en privilégier aucun.
Net et sans bavure, à toutes les focales !


Aucun commentaire: