Encore une fois, le problème est plus profond. Il apparaît à la lecture des livres de Michel Foucault. Voilà un homme qui produisit une œuvre si protéiforme, si diffractée et si dense à la fois, qu'elle semblait par bien des aspects reproduire la dissonance de la vie même. Mais cette impression était trompeuse, car le problème technique demeurait. Comme dans le cas de pierre Bourdieu, le comprendre ne permit pas de ne pas le reproduire. Revenons au cœur technique dudit problème pour admettre que Foucault ne prit pas la parole comme le firent Jean Genet, William Burroughs ou Hervé Guibert, qui ne dissocièrent pas leur vie de leur œuvre. la sienne fut même le fruit d'un long travail d'esquive. De n'avoir jamais explicitement intégré l'histoire de sa vie à la marge dans celle de ses écrits sur les marges (marges de la sexualité, de la santé mentale, de la vie carcérale), de n'avoir jamais voulu décrire la société en y incorporant sa présence sociale, il élaborera des théories qui reflétaient sa vie (sa singularité par suite de son isolement ; son isolement par suite de sa singularité), mais d'une façon décloisonnée. Michel Foucault produisit des substituts théoriques d'une finesse extrême, mais sans ancrer son œuvre dans le terreau de son existence. Si le parfum de la marge était un ersatz, c'est que, comme Pierre Bourdieu, il n'osa pas employer la première personne du singulier afin de décrire sa trajectoire de chercheur. Avec Michel Foucault, la raison scolastique remplit une fonction que bien d'autres lui firent jouer avant lui : celle de catharsis. Ce qui fut dit entre les lignes n'avait plus à être dit de façon explicite. Inventer un "implicite scientifique", c'était finir d'expier, puis oublier - peut-être. Intégrer cette part dissonante de soi n'eût pourtant pas constitué une marque d'égocentrisme, mais bel et bien une tentative d'inciter ceux qui auront recours aux études sur les marges et la souffrance à une réserve au moment d'employer leurs armadas théoriques. Expliquer d'où provenaient les catégories théoriques, dans quel vécu sexuel de l'auteur, dans quelle incorporation autobiographique elles s'inscrivaient, auraient peut-être permis à ses héritiers de se sensibiliser à la nécessité d'une description juste du monde social - où la présence de celui qui observe ne peut être fantomatique. Le thème de la marge exige aussi de la précision ; sa visée morale ne dispense pas d'adopter un regard empreint d'acuité. En déconnectant, même avec une parfaite subtilité, la science de la vie, Michel Foucault inventa une nouvelle façon de confondre le mot et la chose : le point où la science de l'Homme donne l'impression de ne plus les confondre. Pour cette raison, il fut avant tout un grand écrivain. Ce que chacun savait, quoique pour de mauvaises raisons.
(in Eric Chauvier, Les mots sans les choses, Allia, 2014)
Genet, Burroughs ou Guibert furent certes (à des degrés divers) de "grands écrivains" ; leur apport à la sociologie reste toutefois des plus limités ... Avec ce bref essai, Eric Chauvier poursuit sa critique des sciences sociales comme enquête à sens unique (voir Anthropologie de l'ordinaire - Une conversion du regard, Anarchasis, 2011) et insiste ici sur l'aliénation qui résulte du caractère pervasif d'un vocabulaire technique déconnecté de son objet (voir aussi La crise commence où finit le langage, Allia, 2009) ; déconnexion d'ailleurs relative tant ce vocabulaire "hors sol" peut en retour avoir des influences majeures sur les conditions concrètes de l'existence, comme il le montre à propos du concept de "ville-monde" qui n'est qu'une prophétie auto-réalisatrice, un programme politique pour la ville de demain, et certainement pas un concept permettant de parler de la ville concrète d'aujourd'hui.
Question de génération aussi : les presque 50 ans qui séparent Chauvier de Foucault ont permis l'émergence de cette conversion du regard dont le premier fait la pierre angulaire de sa démarche mais que les travaux du second ont rendu pensable ; en fait foi la "lignée intellectuelle" qui mène de Dumézil (caché sous le masque de Loki) à Didier Eribon (Retour à Reims, Fayard, 2009 ; en poche chez Flammarion, collection Champs Essais) en passant par Foucault ou Bourdieu.