Un extrait de Récoltes et Semailles, pour une belle définition du "style" mathématique de Grothendieck :
Quand je parlais de "mondes nouveaux" à découvrir, sur un ton un peu altier peut-être, c’est de rien autre que de cela que je parlais : voir et recevoir ce qui paraît infime, et le porter et le nourrir neuf mois ou neuf ans, le temps qu’il faut, dans la solitude s’il le faut, pour voir se développer et s’épanouir une chose vigoureuse et vivante, faite elle-même pour engendrer et pour concevoir.
Si cette propension, qu’on pourrait appeler "maternelle", est aujourd’hui objet de dérision, c’est au "bénéfice" d’attitudes ressenties comme "viriles", qui ne tolèrent qu’un type d’approche possible de la mathématique : celle "du muscle", à l’exclusion de "la tripe". Les "vraies maths", encore appelées les "hard maths" (ou "maths dures"), par opposition aux (peu ragoutantes) "soft maths" (ou "maths molles", pour ne pas dire ramollies, bouark !), c’est les démonstrations en dix ou cinquante pages serrées, de théorèmes-au-concours (de difficulté proverbiale, ou c’est pas du jeu !), en faisant feu de tout bois - de toutes les théories et notions "bien connues" et de tous les faits disponibles à droite et à gauche. Quand au "bois", il n’a qu’à être là, il est là pour ça ! Et pour ce qui est de ceux qui patiemment ont défriché qui ont semé, planté, fumé, élagué, tout au long des saisons et des années, pour faire pousser et se déployer ces spacieuses futaies aux troncs élancés, tellement à leur place (là où c’était la brousse touffue et impénétrable) qu’on croirait qu’elles sont là depuis la création du monde (comme décor de fonds sans doute, et comme réserve de "tout bois". . . ) - ces gens-là, qui ne sont bons qu’à pondre des articles-fleuve (quand ce n’est des livres-fleuve ou des séries-fleuve de livres-fleuve, s’ils trouvent éditeurs assez fous pour les imprimer), et illisibles encore par dessus le marché, ce sont des attardés des "maths molles" pour ne pas dire "flasques" - mais on a beau être virils on n’en est pas moins polis. . .
La lecture de Récoltes et Semailles, en particulier des notes qui en constituent une large part est une expérience étrange, déroutante souvent, dérangeante parfois ; pénible, finalement : un exercice d'introspection de cette acuité peut-il avoir un lecteur ? Que penser de ce mélange si intime qu'il en est infiniment troublant d'élévation, de souffrance voire (parfois, furtivement, dans un mouvement vite repris) de rancœur. On plonge au cœur d'une douleur, sans vraiment la comprendre tout en l'entendant tenter de s'éprouver au plus profond.
Apparemment, la plupart des lecteurs de ce texte-fleuve se contentent de glaner les informations biographiques de la première partie mais c'est se tromper sur la nature de ce texte que de le limiter au registre de l'auto-biographie ; c'est bien d'une auto-analyse (exercice d'introspection si on veut éviter toute connotation psychanalytique) qu'il s'agit, qui plus est inachevée, du moins pour sa trace écrite : c'est au milieu d'un chantier, "excavation sauvage de moi par moi-même", qu'on chemine dans les notes et c'est ce qui rend ce texte unique et fascinant.
(En fait, je soupçonne la majorité de ceux qui citent Récoltes et Semailles de n'en avoir jamais lu plus d'une dizaine de pages ... sinon, comment expliquer qu'ils se contentent d'en citer quelques lignes sans signaler le caractère absolument unique de ce texte ?)
Sur le "style" de Grothendieck, on peut aussi lire cet article de Gilles Châtelet de 1997 et sa lettre de refus du prix Crafoord en 1988.
Apparemment, la plupart des lecteurs de ce texte-fleuve se contentent de glaner les informations biographiques de la première partie mais c'est se tromper sur la nature de ce texte que de le limiter au registre de l'auto-biographie ; c'est bien d'une auto-analyse (exercice d'introspection si on veut éviter toute connotation psychanalytique) qu'il s'agit, qui plus est inachevée, du moins pour sa trace écrite : c'est au milieu d'un chantier, "excavation sauvage de moi par moi-même", qu'on chemine dans les notes et c'est ce qui rend ce texte unique et fascinant.
(En fait, je soupçonne la majorité de ceux qui citent Récoltes et Semailles de n'en avoir jamais lu plus d'une dizaine de pages ... sinon, comment expliquer qu'ils se contentent d'en citer quelques lignes sans signaler le caractère absolument unique de ce texte ?)
Sur le "style" de Grothendieck, on peut aussi lire cet article de Gilles Châtelet de 1997 et sa lettre de refus du prix Crafoord en 1988.