lundi 10 novembre 2014

Ombre -- Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)


Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L'olive du temps
Souvenirs qui n'en faites plus qu'un
Comme cent fourrures ne font qu'un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu'un article de journal
Apparence impalpable et sombre que vous avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un Indien à l'affût pendant l'éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m'entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m'aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Écriture de ma lumière
Caisson de regrets
Un dieu qui s'humilie

(in Guillaume Apollinaire,
Calligrammes, Poésie Gallimard)


"Ombre encre du soleil" ... à presqu'un siècle de distance, Philippe Jaccotet poursuivra cela : "L'encre serait de l'ombre" (Poésie Gallimard):

Je me redresse avec effort et je regarde :
il y a trois lumières, dirait-on.
Celle du ciel, celle qui de là-haut
s’écoule en moi, s’efface,
et celle dont ma main trace l’ombre sur la page.

L’encre serait de l’ombre.

Ce ciel qui me traverse me surprend.

On voudrait croire que nous sommes tourmentés

pour mieux montrer le ciel. Mais le tourment
l’emporte sur ces envolées, et la pitié
noie tout, brillant d’autant de larmes
que la nuit.





et aussi la fin des deux derniers poèmes du recueil :


La Victoire avant tout sera
De bien voir au loin
De tout voir
De près
Et que tout ait un nom nouveau

(La victoire)

(sur ce que cette victoire ne sera pas, Keynes écrira Les conséquences économiques de la paix)


Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d'ici
Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi

(La jolie rousse)