jeudi 10 novembre 2011

La joie -- Vladimír Holan (1905-1980)


La joie ! Elle existe. Elle existe réellement. Elle existe vraiment !
Mais si pour nous, les "grands", elle n'est plus qu'une tentation
incompréhensible comme les derniers mots des agonisants,
elle demeure chez les enfants comme un trop-plein de la vie qui vient de naître,
comme une profusion qui voudrait bien un tout petit peu vieillir
et qui n'y arrivant pas chante, ou simplement s'avoue ...
C'est ainsi que tu rencontres une petite fille et c'est elle qui va commencer, avec une sorte
de sauvagerie dans la voix, car elle ne sait pas comment elle-même va pouvoir supporter
la vue de l'espace adulte futur.
"Moi, dit-elle, je suis de trois centimètres plus grande que mon âge.
Tous ceux qui ont soixante centimètres vont apprendre à nager
et comme moi, j'ai trois centimètres en plus,
alors ils m'ont acceptée ..."
Elle avait à peu près sept ans et elle était mince et ne cessait de répéter :
"Je suis tellement heureuse, je suis tellement heureuse !"
et de fait, elle respirait une réalité en quelque sorte oubliée
et le but refoulé de notre existence.
Là-dessus elle courrait vers les autres fillettes et leur racontait la même histoire.
Pourtant quand elle revint, son visage s'était un peu assombri
et elle s'écria : "Elles me disent que pour être admise, il faut une carte d'identité, pourtant moi, je le sais bien,
et la maîtresse, elle, me croit ..."
Puis elle se remit à rayonner, même si la jalousie de ses petites camarades
avait versé dans sa lumière une goutte d'amertume.
"Quand je suis née, je ne le sais pas, mais je vais le demander",
finit-elle par murmurer pensivement.


(un poème de 1947, in Une nuit avec Hamlet et autres poèmes, traduit et présenté par Dominique Grandmont, Poésie Gallimard)