samedi 16 janvier 2010

L'hypothése communiste -- Alain Badiou


Il y a vraiment deux Badiou : "le philosophe français le plus demandé à l'étranger" qui bat l'estrade, fustige ses adversaires avec une morgue qu'on pensait révolue même rue d'Ulm et l'autre, celui qu'on peut lire et dont le style limpide et exempt de toute prétention contraste si singulièrement avec les interventions médiatiques du premier cité.

A travers trois analyses, de Mai 68, de la Révolution Culturelle et de la Commune, Badiou se concentre sur le lien entre l'Etat-Parti et les échecs des tentatives révolutionnaires de tenir dans la durée.

Ces analyses sont connues, Badiou les ayant déjà publiées, parfois depuis longtemps, mais on peut saluer la volonté de clarté qui l'amène à les réunir.

L'analyse de Mai 68 reste percutante, les trois Mai 68 parallèles et largement étanches entre eux, le Mai 68 étudiant et la Sorbonne, le Mai 68 ouvrier et Billancourt, le Mai 68 culturel et l'Odéon, trois "émergences" qui tournent court, dont l'ébranlement s'épuise vite en comparaison de l'énergie libérée, et un autre Mai 68, silencieux et moins immédiatement visible, la "diagonale des trois autres" (comme l'écrit plaisamment Badiou, oubliant un instant sa rigueur mathématique !), dont l'ébranlement se poursuit encore aujourd'hui, le grand dé-placement, la remise en cause des positions établies dans le combat pour l'émancipation : mouvements, associations, syndicats, partis sont traversés par ce quatrième Mai, questionnés dans leurs légitimités et dans les positions qu'ils assignent aux individus. D'une certaine façon, ils ne s'en sont guère aperçu sur le coup (les trois Mai parallèles ont finalement été promptement remis au pas par leurs institutions respectives), n'ont rien appris du défi qui leur était lancé et, peu à peu vidés de leur substance par leur absence de réponse à ce questionnement, ils titubent encore comme des zombies ainsi qu'on peut les voir aujourd'hui.

On peut savoir gré à Badiou de présenter à nouveau son analyse de la GRPC ... Étrangement, il présente comme marginale cette analyse, qui fait de la GRPC une mise en pratique d'un refus de l'ossification "soviétisante" du PCC, face à une analyse qui serait plus largement reconnue qui ferait de cette épisode une simple facette de la lutte pour le pouvoir au sein du PCC. Question de culture politique d'origine, sans doute, mais il me semblait que son interprétation était plutôt l'interprétation dominante : remise en cause du rôle dirigeant de l'Etat-Parti en voie de bureaucratisation à la tête de la révolution et appel aux forces extérieures à cette bureaucratie pour reprendre l'élan des transformations sociales, avec cette ambigüité fondamentale, et à terme mortelle, que cet appel à la subversion est lancé de l'intérieur du Parti et précisément depuis son aile militaire. On n'est pas forcé de partager son apparente indifférence à l'égard des souffrances liées à ces années "exaltantes et éprouvantes" (formulation quelque peu ambigüe qui appelle automatiquement un double "pour qui ?" laissé sans réponse).

Le chapitre sur la Commune de Paris apprendra peu "factuellement" à ceux qui connaissent un rien de leur histoire de France (si ! que la direction militaire de la Commune était en partie confiée à des immigrés polonais ! Dąbrowski (Dombrowski) et Wroblewski) mais représente une précieuse introduction à la philosophie singulière de Badiou. On trouve rarement de la part des philosophes "de système" (et Dieu sait que Badiou en fait partie) une telle attention à introduire (ici, le mot "vulgariser" serait tout à fait incorrect) quelques concepts-clés (site, événement) de son système à la lumière de cet épisode historique.

Et à propos de la Commune, on peut aussi la lire par le petit bout de la lorgnette ; il y a de nombreux témoignages écrits par les acteurs ou spectateurs anonymes de l'époque. Certains sont disponibles en ligne, ici, par exemple.

A la différence d'un Castoriadis qui use les problèmes en les retournant en tous sens et en les frottant les uns contre les autres, d'un Rancière qui circule de territoire en territoire, les contaminant les uns les autres au long d'une trajectoire rétrospectivement rectiligne, d'un Žižek qui descelle au pied de biche et déstabilise en riant les architectures les mieux rassies, Badiou construit une tour de guet colossale d'où il organise le réel. Je me satisfais de grapiller quelques miettes deci-delà dans tous les jardins !



Le terme "hypothèse" dans le titre, que Badiou popularise largement, me paraît un peu curieux pour quelqu'un d'aussi rigoureux : l'argument central étant que les échecs subis jusqu'à présent n'enlèvent rien au potentiel de vérité de l'idée communiste, de même que les innombrables tentatives infructueuses à le démontrer n'avaient rien enlever à la vérité potentielle du "grand théorème de Fermat", comme la démonstration de Wiles l'a finalement montré, je suis surpris de ne pas lire "La conjecture communiste", comme il se devrait (comme dans "conjecture de Goldbach", par exemple). Peut-être à cause des connotations péjoratives attachées à "conjecture" par l'usage courant ("se perdre en conjectures") ? J'en doute un peu pour Badiou qui n'hésite pas à redéfinir soigneusement chaque terme !

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