dimanche 3 janvier 2010

Philosophie de la Relation - poésie en étendue -- Edouard Glissant


"Vous vous perdez ainsi dans un timbre-poste (par exemple William Faulkner, dans son Yoknapatawpha), c'est si vous le connaissez réellement vôtre."

S'il n'en fallait qu'un, c'est le livre que je retiendrai de 2009. Pour l'écriture de Glissant, bien sûr, mais surtout pour son audace de pousser toujours plus loin son explicitation du Tout-Monde. Une audace et un courage bienvenus, quand nos philosophes officiels jouent à cache-tampon avec leurs vieux hochets, que d'essayer de penser la complexité du monde qui vient sous le double signe de la finitude avérée et de l'éruption (irruption) du Divers ; car c'est la finitude qui provoque cette irruption du Divers quand les frontières deviennent sensibles ; car c'est le Divers qui redonne un infini "en épaisseur", qui féconde la finitude. Ce double signe est aussi celui de la fin des identités isolées (les frontières nous traversent, à nous d'en faire des lieux d'échange et non de séparation : les murs nous mutilent toujours d'une part de nous-mêmes) et des universalisations uniformes (qui ne sont que le délire mégalomane des identités isolées).

Structure exemplaire de ce livre qui s'ouvre sur un "détail" (à la recherche de la case de naissance perdue), s'amplifie rapidement en exposé des divers aspects de ce que Glissant définit comme la Relation puis se focalise dans un resserrement lent et continu vers le terrain politique, vers le Congrès des écrivains et artistes noirs (Paris, 1956), vers l'œuvre d'Aimé Césaire pour faire finalement irradier en retour ce "détail" initial qui vient connecter l'ensemble du livre. Merveilleuse illustration de la notion de "détail" (spécificité ouverte à toutes les autres spécificités), si différente du fragment (unité mutilée repliée sur elle-même), chez Glissant.

"Les problèmes dont les humanités se rendent aujourd'hui responsables relèvent ainsi d'une double résolution. Ni dans les traitements de la mort alimentaire, ni dans ceux de la désertification, dans les affres des pourrissements des ville, dans les tragédies qui frappent les flux d'immigrations, et les roues de l'eau, ni dans les envahissements des petits pays par les plus forts, il ne semble qu'il pourrait se trouver de solution à tenter qui ne fût pas globale, née, inspirée de la poétique de la mondialité, c'est-à-dire, au premier état, non idéologique, mais qui tienne compte des tissus de la Relation, proposition globale assurément, mais aussi qui relèverait des secours venus évidemment de respirations très particulières, d'une poétique du lieu et du détail, qui n'a rien de global, qui permet de durer : nous consentons à ces modes conjoints et apparemment contradictoires de ressentir, de penser et d'agir. Le politique se renforce de la vision directe et de l'imaginaire du monde, et rassure ses actions en convenant à la fois à ces deux poétiques, lesquelles renvoient à la totalité non totalitaire (pas d'internationalisme des idéologies), et à une appartenance à des lieux (pays et peuples) préservés à la fois de l'entournement et de la faiblesse mimétique."

"Vivre le monde : éprouver d'abord ton lieu, ses fragilités, ses énergies, ses intuitions, son pouvoir de changer, de demeurer. Ses politiques. Vivre le lieu : dire le monde, aussi bien."


Pour un avant-goût de ce livre, lisez ; mais lisez aussi "Philosophie de la Relation" (chez Gallimard) !





Cet aller-retour de l'Unité au Divers peut paraître familière ; ce qui ne l'est pas, c'est l'insistance sur l'absence nécessaire de subsomption, de synthèse. Pas de Grand Machin à l'horizon pour résoudre la contradiction. On pourrait retrouver y l'image du filet d'Indra :

Far away in the heavenly abode of the great god Indra, there is a wonderful net which has been hung by some cunning artificer in such a manner that it stretches out infinitely in alla directions. In accordance with the extravagant tastes of deities, the artificer has hung a single glittering jewel in each "eye" of the net, and since the net itself is infinite in dimension, the jewels are infinite in number. There hang the jewels, glittering like stars of first magnitude, a wonderful sight to behold. If we now arbitrarily selectoneof these jewels for inspection and look closely at it, we will discover thet in its polished surface there are reflected all the other jewels in the net, infinite in number. Not only that, but each of these jewels reflected in this one is also relecting all the other jewels, so that there is an infinite reflecting process occurring. The Hua-yen school has been fond of this image, mentioned many times in its litterature, because it symbilizes a cosmos in which there is an infinitely repeated interrelationship among all members of the cosmos. This relationship is said to be one of simultaneous mutual identity and mutual inter-causality.

(in Francis H. Cook, Hua-yen Buddhism - The Jewel Net of Indra, 1977)

Chaque joyau contient le reflet du Tout mais de la singularité des positions, ce Tout crée des figures qui sont infiniment locales à chaque joyau particulier, figures qui ne peuvent rendre compte de la Totalité que par une connaissance infiniment spécifique. Toutefois, ce qui est sous-jacent à la métaphore du filet d'Indra (si on veut bien laisser de côté, ce qui n'est pas exactement rien !, le fait que les joyaux, fondamentalement, ne sont finalement rien d'autre que des reflets, interprétation qui fait du filet un avatar du voile de Maya), c'est la notion d'auto-cohérence du Tout (c'est ce qui en fait une des métaphores favorites des physiciens).

Restons physicien et ajoutons simplement une dimension, le temps : là où le filet d'Indra est une image statique, celle d'un équilibre auto-cohérent, Glissant nous propose d'envisager la dynamique déployée dans tout l'espace de la tension entre l'Un et le Divers, dynamique dont cet équilibre auto-cohérent et harmonieux est peut-être un des attracteurs, sans doute pas le seul, et dont nous sommes encore très éloignés.

On pourrait aussi plus généralement faire référence aux dix mystères de Fazang (dont le filet d'Indra fait partie) et, sans aller chercher si loin, à la monadologie de Leibnitz.


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