La théorie du Schizophrène est intéressante lorsqu'elle touche aux problèmes de gestion, dit l'Arriviste. Mais on sent bien qu'il n'a jamais travaillé à des fonctions dirigeantes te qu'il en ignore les détails. D'ailleurs, c'est peut-être préférable. Pourquoi, demanda le Neurasthénique. Les connaissances concrètes ne peuvent jamais nuire à l'élaboration théorique. C'est encore à voir, remarqua le Bavard. Il est probable que là aussi, il faut garder la mesure. Ce n'est pas ce que je voulais dire, dit l'Arriviste. S'il avait mieux connu la pratique de la gestion, le Schizophrène aurait été tellement épouvanté qu'il n'aurait jamais pu écrire. J'ai l'impression qu'aucune théorie ne pourra décrire notre réalité. Essayez donc, par exemple, de résoudre ce paradoxe. Chez nous, tout est minutieusement planifié et contrôlé. Mais officiellement, les gens reçoivent la liberté d'agir. Pour finir, même les systèmes les plus insignifiants et donc, en principe, les plus faciles à gouverner deviennent pratiquement ingouvernables. Ils ne sont gouvernables que du point de vue des bilans officiels. Il n'y a là rien de mystérieux, dit le Bavard. Justement la théorie du Schizophrène l'explique aisément. La tendance à la tutelle tatillonne est le résultat de certaines lois sociales et la tendance à l'anarchie en est une autre. L'irresponsabilité, l'absence d'intéressement personnel, le manque d'information, la duperie et la paresse systématique, etc., tout cela entraine nécessairement l'existence de groupes importants, pratiquement incontrôlés. Et quant à l'abondance des faits et à l'effroi qu'ils peuvent susciter, ce n'est pas un obstacle pour un savant véritable. La science ne se confond pas avec la façon quotidienne de voir les choses. Il peut y avoir une multitude de faits stupéfiants pour l'imagination, mais la science se limitera à deux ou trois formules sans importance. Et à l'inverse, il peut se produire des faits isolés qui n'atteignent presque pas la conscience des gens, mais qui ont une importance énorme du point de vue scientifique. Par exemple, qu'il y ait mille personnes qui soient châtiées ou qu'il y en ait un million, cela peut être indifférent du point de vue scientifique. Mais un phénomène aussi unique que la persécution du Barbouilleur ou l'exil du Père-La-Justice peut devenir un objet de l'attention la plus soutenue, car il peut être le point de convergence de problèmes sociaux plus profonds et plus importants. L'Arriviste dit qu'il n'était pas un spécialiste de ces problèmes et qu'il ne voulait pas défendre ses opinions envers et contre tout. D'après ce qu'il avait pu observer, il y avait deux moments décisifs dans l'organisation d'un système de gestion (problème qui l'intéressait beaucoup). Premièrement, le choix d'un petit nombre de points (de paramètres pour employer un mot à la mode) de gestion qui sont effectivement contrôlés et dont la maîtrise permet de contrôler les aspects les plus importants de la vie sociale. Deuxièmement, le choix d'un petit nombre d'occasions où l'intervention de l'organe dirigeant est indispensable. Savez-vous par exemple ce qui distingue un pilote expérimenté d'un débutant ? Un débutant croit qu'il faut surveiller l'avion à tout moment, sans quoi il fera des blagues, et il ne laisse pas son avion tranquille un seul instant. Mais le pilote expérimenté sait que l'avion marche à peu près normalement et qu'il faut simplement le laisser faire. Il ne faut intervenir que lorsque son régime de vol subit une altération excessive. Oui, mais la société n'est pas un avion, dit le Bavard. Qui détermine ces points de gestion et ces moments où il faut intervenir ? Cela ne dépend pas de considérations plus ou moins cybernétiques, de tentatives de perfectionnement, de recherche de variantes optimales, etc. Cela dépend de la nature des intérêts, des buts des dirigeants, de leurs rapports avec leurs subordonnés et d'autres facteurs sociaux. La société n'est pas seulement une machine à produire des toiles d'indienne, des pommes de terre, de l'acier, des médecins, des docteurs-es-sciences et autres productions à bon marché.
C'est alors qu'intervint le Savant. Il se mit à expliquer toute l'importance qu'il y avait à élaborer des théories capables de prévoir et d'expliquer les phénomènes sociaux. Pour ce qui est de l'explication, cela ne tient évidemment pas debout, dit le Neurasthénique. Pour ce qui est des prévisions, non plus, ajouta le Bavard. Comment obtenir d'une théorie les meilleurs pronostics possibles ? Les théoriciens partent du postulat, selon lequel l'objet d'étude lui-même ne dépend pas d'eux et ils élaborent des systèmes mathématiques extraordinairement compliqués, qui n'ont aucune valeur pratique. Non pas que les théoriciens soient des imbéciles. C'est l'objet d'étude qui est idiot, c'est-à-dire "erroné" et qui exclut la possibilité d'une théorie "juste". Comment s'en sortir ? Il semble naturel d'adapter l'objet à la théorie : de la simplifier et le standardiser. Excellente, votre idée, dit l'Arriviste. C'est justement ce qui se passe dans la réalité. Bien sûr, c'est progressif. Cela demande beaucoup de temps et de travail. Qu'il le veuille ou non, l'État s'efforce de perfectionner la société de façon qu'elle soit facile à gouverner scientifiquement. Si je ne savais pas que vous faites de l'ironie, j'aurais une mauvaise opinion de vous, dit le Bavard. Malgré toute son apparente naïveté, la théorie du Schizophrène est d'une justesse et d'une efficacité étonnante. D'après elle, toutes les tentatives de l'État pour perfectionner la vie sociale sont réalisés par des hommes et des organisations qui sont plongés dans le champ d'action des lois sociales, avec toutes les conséquences que cela implique. Vous ne devez pas ignorer toutes les tentatives de ces dernières années pour perfectionner et simplifier l'appareil dirigeant. Comment ont-elles fini ? A présent, il est encore plus embrouillé qu'auparavant. Il est vrai que, prise dans un temps assez long, la totalité des actions de millions de personnes aboutit à une certaine stabilité.
Mais loin d'être la réalisation d'une quelconque gestion cybernétique idéale, cette stabilité n'est que la résultante de toutes les forces qui sont mises en œuvre, et elle n'est possible que si elle répond parfaitement à leur nature sociale. Mais alors, où est la solution ? demanda le Savant. Quelle solution, dit l'Arriviste, il n'y a nul besoin de solution. On n'a besoin que d'un minimum de stabilité.
(in Les Hauteurs Béantes, L'Âge d'Homme)
Tout comme cet avertissement aux fanatiques du contrôle de conformité a priori (évidemment c'est bien plus facile de définir un KPI (Key Performance Indicator ... le premier qui rira etc.) que de piloter au jour le jour, d'évaluer a posteriori et de proposer des pistes d'amélioration mais bon ... qui a dit que "manager"
devait être difficile ?) :
D'ailleurs, si je me fonde sur la seule expérience et si je regarde les effets du contrôle en général, je constate que le contrôle, en toute matière, aboutit à vicier l'action, à la pervertir ... Je vous l'ai déjà dit : dès qu'une action est soumise à un contrôle, le but profond de celui qui agit n'est plus l'action même, mais il conçoit d'abord la prévision du contrôle, la mise en échec des moyens de contrôle.
Ce qu'en termes moins choisis que ceux de
Paul Valéry on appelle "activer la pompe à brouillard".