vendredi 30 avril 2010

Poésie polonaise contemporaine -- présentation et traduction par Jacques Donguy Michel Maslowski


Encore quatre extraits de ce volume ; après, j'arrête, sinon je vais le photocopier en entier (sauf Nowak !) ...


Stanisław Grochowiak :





Zbigniew Herbert :





Tadeusz Różewicz :




La traduction des premiers vers est délicate ; je me contenterais de "Carrière, silence / de cathédrale / à l'intérieur", histoire d'être grammaticalement fidèle. "à l'intérieur" peut tout aussi bien se rapporter à ce qui le précède qu'à ce qui le suit.

Aussi, plus loin, je préférerais "collés (...) sur les roches" à "collé (...) un rocher". Le sens paraît quand même plus clair ; au premier degré, il s'agit de chauve-souris !


Finalement, cela donnerait plutôt cela :

Carrière

Carrière, silence
de cathédrale
à l'intérieur
suspendu à la clef de voûte
brillait
le squelette
d'un dieu fossile

au fond
collés avec leur salive
sur les roches
priaient
les bizarres mammifères
métaphysiques


Tout le poème joue explicitement sur la cathédrale comme métaphore de la carrière, sans ambiguïté d'aucune sorte. C'est toute l'art de Różewicz de développer ainsi cette métaphore et qu'au final ce soit la métaphore inverse qui s'impose au lecteur, celle de la cathédrale comme carrière, vide de sens et remplie de fidèles semblables à des chauve-souris. La traduction proposée dans le recueil me paraît aller un peu trop vite vers cette inversion qui, pour être le sens du poème (du moins est-ce ainsi que je le comprends ... une lecture strictement littérale est également recevable), n'est pas "littéralement" dans le poème.


Stanisław Barańczak :








Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.



mardi 27 avril 2010

Journal -- Katherine Mansfield







En traduction française, les extraits du journal que cite Elizabeth Bowen dans son introduction à son choix de nouvelles de Katherine Mansfield.

Mon édition date de 1950 (600 francs ... fichtre ! c'était donc cela, l'effet de richesse des "anciens francs") ; une édition plus complète est disponible chez Folio.












Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.

Elizabeth Bowen, à propos de Katherine Mansfield




La romancière et novelliste irlandaise Elizabeth Bowen a donné une préface très perspicace à son choix de nouvelles de Katherine Mansfield (Vintage Books pour mon édition qui date de 1960) ; en voici le début :








Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.


lundi 26 avril 2010

Le Dépeupleur - Storm Varx -- Les Instants Chavirés (3 avril 2010)


Le plaisir de retrouver les Instants, pas beaucoup de monde mais une petite colonie quand même, avec un bout de comptoir qui rigole doucement en polonais. Bon point, Kasper T et Zbigniew K aka Le Dépeupleur sont là.

C'est Storm Varx qui commence, grande bonne surprise, au projecteur envoyé droit dans les yeux du public près, gimmick free-parteux très acceptable en situation sauf qu'aux Instants, il n'y a guère la place pour s'écarter, sauf à aller siéger au bar. Un son comme un énorme serpent métallique déroulant anneau sur anneau dans une progression vers des sonorités très stridentes et agressives portées par une superposition très serrée de pulsations basses, un reflux de ces stridences qui laisse face à l'énormité des basses cognant infiniment comme les vagues d'un océan devenu fou puis qui lentement s'éloignent. Silence ... et extinction du projecteur ! Très beau set.



Le Dépeupleur (KT + ZK) aux Instants Chavirés
photo Atau Tanaka


Drôle d'idée pour Le Dépeupleur (*) de sortir leur son via une table de mixage; un peu riquiqui tout de même ! Vingt excellentes premières minutes où les deux compères agissent minimalement sur leurs réglages pour laisser se dérouler une musique abrasive et soyeuse à la fois, vraiment envoûtante, puis Karkowski décide d'aller se coucher laissant Toeplitz finir le set un rien en pilotage automatique. Un peu dommage, mais le début du set valait le déplacement.




(*) Le nom est bien sûr un hommage à Samuel Beckett et à ce texte publié chez Minuit dont voici le début :

Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. Lumière. Sa faiblesse. Son jaune. Son omniprésence comme si les quelque quatre-vingt mille centimètres carrés de surface totale émettaient chacun sa lueur. Le halètement qui l’agite. Il s’arrête de loin en loin comme un souffle sur sa fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout reprend. Conséquences de cette lumière pour l’oeil qui cherche. Conséquences pour l’oeil qui ne cherchant plus fixe le sol ou se lève vers le lointain plafond où il ne peut y avoir personne. Température. Une respiration plus lente la fait osciller entre chaud et froid. Elle passe de l’un à l’autre extrême en quatre secondes environ. Elle a des moments de calme plus ou moins chaud ou froid. Ils coïncident avec ceux où la lumière se calme. Tous se figent alors. Tout va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout reprend. Conséquences pour les peaux de ce climat. Elles se parcheminent. Les corps se frôlent avec un bruit de feuilles sèches. Les muqueuses elles-mêmes s’en ressentent. Un baiser rend un son indescriptible. Ceux qui se mêlent encore de copuler n’y arrivent pas. Mais ils ne veulent pas l’admettre. (...)

Changez les yeux pour des oreilles, les corps pour des sons ; ce qui précède fait une très convenable évocation de la musique des deux compères !


dimanche 25 avril 2010

Katherine Mansfield (1888-1923)


Virtuose de la nouvelle (il suffit de sentir comment ses personnages s'insinuent dans la vie de ses lecteurs, y prennent délicatement leur place et peuvent occuper leurs pensées ... sans rien d'obsessionnel toutefois, juste ces questions qu'on se pose à propos d'amis éloignés. Que sont devenus Janey et John ? Qui a des nouvelles de Ma Parker ?), elle a aussi laissé quelques poèmes. Deux exemples tirés de Mansfield, Poèmes, traduction et postface d'Anne Wade Minkowski, Arfuyen (1990).




Portrait of Katherine Mansfield
Anne Estelle Rice, 1918



A sunset


A beam of light was shaken out of the sky
On to the brimming tide, and there it lay
Palely tossing like a creature condemned to die
Who has loved the bright day.

Ah, who are these that wing through the shadowy air ?
She cries, in agony. Are they coming for me ?
The big waves croon to her : Hush now ! There, now, there !
There is nothing to see.

But her white arms lift to cover her shining head,
And she presses close to the waves to make herself small.
On their listless knees the beam of light lies dead,
And the birds of shadow fall.



Couchant

Une tache de lumière tombe du ciel
Sur la marée bouillonnante et là se dépose,
Remuant faiblement comme une créature condamnée à mort
Pour avoir aimé le jour fulgurant.

"Ah, qui sont-ils qui volent à tire d'aile
A travers la pénombre ? Viennent-ils pour me chercher ?"
Les grandes vagues la bercent de leur chant : "Chut ...
Il n'y a rien à voir à l'horizon."

Elle soulève ses bras blancs pour se cacher la tête,
Se presse contre les vagues pour se faire oublier.
Sur leurs genoux indifférents, la tache de lumière est morte
Et les oiseaux de l'ombre ont plongé.




Firelight

Playing in the fire and twilight together,
My little son and I,
Suddenly -- woefully -- I stoop to catch him.
"Try, mother, try !"

Old Nurse Silence lifts a silent finger :
"Hush ! cease your play !"
What happened ? What in that tiny moment
Flew away ?



Aux lueurs du feu

Jouant aux lueurs du feu et du crépuscule, ensemble,
Mon petit garçon et moi,
Soudain -- tristement -- je me penche pour l'attrapper.
"Essaye, maman, essaye !"

La vieille Dame Silence lève un doigt impérieux :
"Chut ! Cessez votre jeu."
Qu'est-il arrivé ? En cet instant infime, qu'est cela
Qui s'est envolé ?

jeudi 22 avril 2010

Hymn -- Juliusz Słowacki (1809-1849)


Smutno mi, Boże! - Dla mnie na zachodzie
Rozlałeś tęczę blasków promienistą;
Przede mną gasisz w lazurowéj wodzie
Gwiazdę ognistą...
Choć mi tak niebo ty złocisz i morze,
Smutno mi, Boże!


Jak puste kłosy, z podniesioną głową
Stoję rozkoszy próżen i dosytu...
Dla obcych ludzi mam twarz jednakową,
Ciszę błękitu.
Ale przed tobą głąb serca otworzę,
Smutno mi, Boże!

Jako na matki odejście się żali
Mała dziecina, tak ja płaczu bliski,
Patrząc na słońce, co mi rzuca z fali
Ostatnie błyski...
Choć wiem, że jutro błyśnie nowe zorze,
Smutno mi, Boże!

Dzisiaj, na wielkim morzu obłąkany,
Sto mil od brzegu i sto mil przed brzegiem,
Widziałem lotne w powietrzu bociany
Długim szeregiem.
Żem je znał kiedyś na polskim ugorze,
Smutno mi, Boże!

Żem często dumał nad mogiłą ludzi,
Żem prawie nie znał rodzinnego domu,
Żem był jak pielgrzym, co się w drodze trudzi
Przy blaskach gromu,
Że nie wiem, gdzie się w mogiłę położę,
Smutno mi, Boże!

Ty będziesz widział moje białe kości
W straż nie oddane kolumnowym czołom;
Alem jest jako człowiek, co zazdrości
Mogił popiołom...
Więc że mieć będę niespokojne łoże,
Smutno mi, Boże!

Kazano w kraju niewinnéj dziecinie
Modlić się za mnie co dzień... a ja przecie
Wiem, że mój okręt nie do kraju płynie,
Płynąc po świecie...
Więc, że modlitwa dziecka nic nie może,
Smutno mi, Boże!

Na tęczę blasków, którą tak ogromnie
Anieli twoi w siebie rozpostarli,
Nowi gdzieś ludzie w sto lat będą po mnie
Patrzący - marli.
Nim się przed moją nicością ukorzę,
Smutno mi, Boże!




Hymne

Je suis triste, mon Dieu. Je te vois éployer
Pour moi, vers le couchant, des lueurs irisées,
Devant moi, dans les flots couleur d'azur, noyer
Une étoile embrasée.
Bien que tu vêtes d'or ciel et mer pour mes yeux,
Je suis triste, mon Dieu !

Comme font les épis stériles, je me tiens
Front levé, de plaisirs et de satiété vide.
Devant les gens, je montre un visage serein
Tel un ciel bleu limpide.
Mais à toi j'ouvre un cœur au fond caché pour eux :
Je suis triste, mon Dieu !

Comme un petit enfant qui sanglote au départ
De sa mère – je suis près des larmes moi-même
Quand je vois le soleil jetant à mes regards
Une lueur suprême.
Bien que n'ignorant point son retour radieux,
Je suis triste, mon Dieu !

M'égarant aujourd'hui dessus la vaste mer,
À cent milles d'un bord – et, d'un autre, à cent milles,
J'ai vu passer un vol de cigognes dans l'air,
Formant sa longue file.
De les avoir connues à terre, sous mes cieux,
Je suis triste, mon Dieu !

D'avoir, sur le tombeau d'autrui, souvent pensé,
D'avoir si peu connu le toit de ma famille
Et, tel un pèlerin, à grand peine avancé
Sous l'orage qui brille,
D'ignorer où sera de ma tombe le lieu,
Je suis triste, mon Dieu !

Mais tu ne verras point mes os blancs confiés
À la protection de colonnes altières
Car je suis un vivant ne cessant d'envier
Les cendres sous la terre.
Puisque je n'aurai rien qu'un repos anxieux,
Je suis triste, mon Dieu !

Au pays, chaque jour, un enfant innocent
Devra prier pour moi – mais c'est en vain qu'il prie :
Je sais que mon bateau, par le monde voguant,
Ne va vers ma patrie.
Puisque l'enfant qui prie à mon sort rien ne peut,
Je suis triste, mon Dieu !

Ces tons éblouissants de l'immense arc-en-ciel
Qu'en la voûte des cieux tes anges ont fait naître,
Dans un siècle après moi vont de nouveaux mortels
Les voir – puis disparaître...
Avant, de mon néant, de faire l'humble aveu,
Je suis triste, mon Dieu !

(traduction de Roger Legras, à qui l'on doit la traduction
de Pan Tadeusz de Mickiewicz, à l'Age d'Homme)


Un classique de la poésie polonaise ! Ecrit sous le coup d'un coucher de soleil à Alexandrie, tant il est vrai que les poètes polonais de cette ère classique (*) voyageaient beaucoup en exil, suite à la partition en 1814 de la Pologne-Lithuanie entre la Russie, la Prusse et l'Autriche-Hongrie (sans oublier un "confetti libre" autour de la ville de Cracovie qui avait un traitement particulier ...) et aux nombreuses insurrections qui s'en suivirent, avant de se fixer à Paris ! Tout comme un certain Fryderyk Chopin ...




(*) Les plus célèbres sont les trois "bardes" Mickiewicz, Słowacki et Krasiński ; il faut, au moins, leur ajouter Norwid. Mickiewicz est mort à Istanbul, les trois autres à Paris. Tous
, sauf Krasiński, sont enterrés à Cracovie, au Wawel (enfin, pour Norwid, on y a placé en 2001 une urne renfermant la terre de la fosse commune parisienne où il fut inhumé ...), opportunément à l'écart des Rois et autres Grands Personnages, dans une crypte à eux, la "Crypte des Poètes Nationaux".

Sur ce qui sous-tend l'œuvre des trois premiers et leur vaut ce titre de barde-prophète, j'emprunte ce qui suit à la notice biographique de Krasiński (ici) :

Traditionnellement Krasiński est considéré comme un des personnages de la "trinité des prophètes", des poètes prophétiques dont la réflexion sur l’histoire de l’humanité et de la nation constitue à la fois une voyance de la finalité de l‘histoire et une vision de l’avenir. Il voyait l’histoire de la même façon que Mickiewicz et Slowacki, comme un processus de la réalisation progressive des objectifs transcendants, de la construction du Royaume Divin sur la terre. L’acceptation de l’existence, aussi bien transcendante que personnifiée, du Dieu ainsi que de la Providence incorporée dans l’histoire en tant que sa loi évolutive, est essentielle dans la philosophie de Krasiński. La nation polonaise dirige l’humanité sur le chemin vers les objectifs finaux, pour ses mérites du passé et de la souffrance et cette nation est guidée par les familles nobles représentant la tradition la plus élevée. Le messianisme de Krasiński dans sa forme mure constitue la version conservatrice de la philosophie romantique.

Que ceux qui trouveraient délirante cette extravagante téléologie de la modeste Pologne veuillent bien se souvenir que les nations n'ont de cesse de se persuader de leur "manifest destiny" (terme introduit par John O'Sullivan, Democratic Review 1845; Walt Whitman publiera ses premières œuvres, des nouvelles, dans cette revue et Leaves of Grass est -- aussi -- à lire sous cet éclairage, ne cédant rien aux bardes polonais en matière d'emphase ! Voir en particulier Passage to India ou cet extrait de la Préface de 1855 : The American poets are to enclose old and new for America is the race of races. Of them a bard is to be commensurate with a people. To him the other continents arrive as contributions . . . he gives them reception for their sake and his own sake. His spirit responds to his country's spirit . . . . he incarnates its geography and natural life and rivers and lakes.) et que le mouvement romantique européen est concomitant de la montée des revendications nationales. Si le romantisme français a ceci d'assez particulier qu'il a peu manifesté d'ardeur nationaliste, c'est moins par l'effet d'une vertu nationale particulière, que parce que prévalait le sentiment d'affirmation préalable de cette destinée manifeste au travers de la révolution de 1789, du régicide et de l'épopée napoléonienne !




Tant que j'y suis ... un poème de Norwid (Pieśń od ziemi naszej ultra-connu, aucune originalité dans le choix ! Il y avait aussi Le piano de Chopin comme possibilité, c'est dire l'absence d'originalité) dans la même veine "prophétique" et deux traductions françaises (disponibles avec celles de quelques autres poèmes, ici)
.

On fait parfois un parallèle entre Norwid et Mallarmé ; c'est un peu schématique : certes tous deux viennent après la grande génération romantique, certes la langue de Norwid et l'usage qu'il en fait est infiniment plus "artificielle" que celle de ses prédécesseurs (recours fréquent aux mots rares et anciens, néologismes curieux, phrases à la construction parfois étrange ... même pour le polonais, pourtant peu rigide en la matière) mais ce que je connais de Norwid n'est que rarement vraiment et sciemment obscur ; je ne crois pas que Norwid ait jamais écrit quelque chose d'aussi somptueusement indéchiffrable que Le Tombeau de Charles Baudelaire (+) !






PIEŚŃ OD ZIEMI NASZEJ



Et aux horions,
l'on verra qui a meilleur droit --
Jeanne d'Arc



I

Tam, gdzie ostatnia świeci szubienica,
Tam jest mój środek dziś - tam ma stolica,
Tam jest mój gród.

Od wschodu: mądrość-kłamstwa i ciemnota,
Karności harap lub samotrzask z złota,
Trąd, jad i brud.

Na zachód: kłamstwo-wiedzy i błyskotność,
Formalizm prawdy - wnętrzna bez-istotność,
A pycha pych!

Na północ: Zachód z Wschodem w zespoleniu,
A na południe: nadzieja w zwątpieniu
O złości złych!



II

Więc - mamże oczy zakryć i paść twarzą,
Wołając: "Kopyt niech mię grady zmażą,
Jak pierwo-traw!"

Lub - mamże barki wyrzucać do góry
Za lada gwiazdką ze złotymi pióry -
Za sny nieść jaw?

Więc mamże nie czuć, jaką na wulkanie
Stałem się wyspą, gdzie łez winobranie
I czarnej krwi!...

Lub znać, co ogień z łona mi wypali?
Gdzie spełznie? - odkąd nie postąpi daléj? -
I - zmarszczyć brwi...



III

Gdy ducha z mózgu nie wywikłasz tkanin
Wtedy cię czekam - ja, głupi Słowianin,
Zachodzie - ty!...

A tobie, Wschodzie, znaczę dzień-widzenia,
Gdy już jednego nie będzie sumienia
W ogromni twéj.

Południe! - klaśniesz mi, bo klaszczesz mocy;
A ciebie minę, o głucha Północy,
I wstanę sam.

Braterstwo ludom dam, gdy łzę osuszę,
Bo wiem, co własność ma - co ścierpieć muszę -
Bo już się znam.




LE CHANT DE NOTRE TERRE
traduction de Christophe Jezewski et Dominique-Sila Khan

Et aux horions, l’on verra qui a meilleur droit –
JEANNE D’ARC



– I –

Là où brille la dernière potence,
Là est désormais mon centre, ma capitale,
Là est ma citadelle.

À l’Est – s a g e s s e – d u – m e n s o n g e, obscurité,
Fouet de la discipline, ou traquenard d’or,
Lèpre, venin et fange.

À l’Ouest – m e n s o n g e – d e – l a – s c i e n c e, brillant,
Formalisme du vrai – inessence interne,
Orgueil des orgueils !

Au Nord – l’Ouest et l’Est réunis
Et au Sud, l’ e s p o i r p u i s é d a n s l e d o u t e
E n l a m é c h a n c e t é d e s m é c h a n t s !


– II –

Dois-je me voiler les yeux, me jeter face contre terre
En hurlant : « Que la grêle de sabots m’efface
Comme herbe de printemps ! »

Ou bien tendre les mains vers le ciel,
Vers une étoile aux plumes d’or –
Préférer les rêves à la veille ?

Dois-je donc ignorer que je suis telle une île
Sur un volcan où les vendanges sont de larmes
Et de sang noir...

Ou bien savoir ce que le feu va détruire en mon sein ?
Jusqu’où il va ramper ? – avant de reprendre plus loin ? –
Et – froncer les sourcils...


– III –

Si tu ne démêles pas l’ â m e des tissus du cerveau,
Alors, je t’attends – moi, Slave borné
–Toi – l’Occident !…

Quant à toi, l’Orient, je te donne r e n d e z – v o u s,
Au jour où ne restera plus une seule conscience
Dans ton immensité.

Midi, tu m’applaudiras, tu n’applaudis que la puissance ;
Et toi, Septentrion, je veux t’ignorer,
S e u l je me lèverai.

Je ferai frères les peuples e n s é c h a n t l e u r s l a r m e s,
Car je sais, mon unique b i e n – c’est la souffrance :
J e m e c o n n a i s.





LE CHANT DE NOTRE TERRE
traduction de Roger Legras

Et aux horions, l’on verra qui a meilleur droit –
JEANNE D’ARC



– I –

Où luisent encor les fourches fatales,
C’est mon centre aujourd’hui, ma capitale,
C’est là mon château-fort.

De l’Est viennent nuit, s a g e s s e – i m p o s t u r e,
Lèpre, coups de fouet, venin, pourriture
Et le piège de l’or !

De l’Ouest, fa u x – s a v o i r, creuses bagatelles
Interne néant, vérités formelles,
Vide des vanités

Au Nord, l’Orient au Ponant s’assemble
Au Midi, du m a l d e s m é c h a n t s, l’on semble
P r e n d r e e s p o i r d e d o u t e r !


– II –

Mais dois-je couvrir mes yeux, face basse,
Crier : « Que grêlants sabots sur moi passent
Comme sur un blé vert ? »

Dois-je lever mes bras vers l’Empyrée
Après quelque étoile aux plumes dorées,
Prendre nuit pour jour clair ?

Ne dois-je sentir qu’au flanc d’un cratère
Je devins l’île aux vendanges amères :
Sang noir et pleurs versés ?...

Ou savoir qu’un feu mien me fera cendres ?
Où va-t-il ramper ? – d’ o ù v a – t – i l r e p r e n d r e ?
Et puis – sourcils froncés...


– III –

Quand du cerveau l’ e s p r i t tu ne dépêtres,
Alors, je t’attend – moi, le Slave piètre :
Oui, toi-même – l’Occident !...

Jour d’ un r e n d e z – v o u s, à Toi, l’Est, j’assigne,
Quand de conscience il n’y aura signe
En ton corps de géant.

Tu m’applaudiras, Sud ! – comme puissance ;
Ô, Nord sourd, de toi je passe à distance...
Et s e u l me lèverai.

Des peuples, frère – o u i, s i l e u r s p l e u r s t a r i s s e n t !
Je sais ce qui « vaut » – mes prochains supplices :
Enfin j e m e c o n n a i s.






(+) ... puisque j'y fais allusion, le voila ; un de mes poèmes préférés en langue française, dont je ne ressens absolument aucune honte à avouer que je n'y ai longtemps rien compris et que cela n'a jamais rien enlevé à mon plaisir à le déclamer à voix haute. J'ai fait sur le tard quelques faibles progrès en lisant cette étude ; excellente étude, au demeurant, qui n'aura fait qu'accroître mon plaisir à réciter ce texte ... un peu comme un mantra chatoyant.


Le tombeau de Charles Baudelaire

Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d'égout bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche

Ou que le gaz récent torde la mèche louche
Essuyeuse on le sait des opprobres subis
Il allume hagard un immortel pubis
Dont le vol selon le réverbère découche

Quel feuillage séché dans les cités sans soir
Votif pourra bénir comme elle se rasseoir
Contre le marbre vainement de Baudelaire

Au voile qui la ceint absente avec frissons
Celle son Ombre même un poison tutélaire
Toujours à respirer si nous en périssons.




Titanic Operas -- A poets' corner of responses to Dickinson's legacy


Presentiment - is that long Shadow - on the lawn -
Indicative that Suns go down -

The Notice to the startled Grass
That Darkness - is about to pass -

(Emily Dickinson)




Parmi celles que je connais, ma traduction préférée
(mais qu'est-il arrivé au pluriel "Suns" ?) :


Le Pressentiment – est cette Ombre longue – sur le Pré

Qui indique le Soleil couchant –

l’Annonce faite à l’Herbe étonnée
Que la Nuit – est sur le point de venir –

in Emily Dickinson, Vivre avant l’éveil,
traduction de William English et Gérard Pfister
avec la collaboration de Margherita Guidacci,
postface de Margherita Guidacci, Arfuyen, 1989




Celle-ci envoie un peu trop les grandes orgues à mon goût :


Pressentiment – cette ombre longue – sur le Gazon –

signe que les Soleils déclinent –

L’annonce à l’Herbe effarée
Que la Ténèbre – va passer –

in Emily Dickinson, Y aura-t-il pour de vrai un matin, (poèmes),
traduit et présenté par Claire Malroux, José Corti, 2008








Titanic Operas est un
site où se perdre sans un regret ; autant commencer par l'introduction de Denise Levertov.

mardi 20 avril 2010

Lyn Hejinian


Ce ne serait pas correct de laisser Lyn Hejinian croupir en dessous des turpitudes de Lloyd Blankfein.



We regularly anticipate this moment at around this hour
underway gradually
Images are emitted which through fear I might gradually
miss wincing and blinking piecemeal bit by bit
Yet I know that now the day is running well and
paralleling yesterday inch by inch
But we'll never get to tomorrow this way
It is under other terms
The fists at the end of the hands strike already
Slowly there are bends in the bank to what happens
Between the two shores down comes a sound track
We get music which is time moving loudly


Lyn Hejinian, in Slowly (Berkeley: Tuumba Press, 2002)

Slowly a été traduit en français par Virginie Poitrasson (Lentement, Format Américain, 2006) mais ce recueil ne m'est pas encore tombé entre les pattes.


Arkadii Dragomoshchenko


Un point aveugle de nos traductions françaises ? A moins que quelques poèmes au détour d'une anthologie sur les nouveaux (ce serait un peu excessif ... il est né en 1948) poètes de Russie m'aient échappé.

Quelques exemples, en anglais :

The numerically second elegy







On the Superfluous
Memory Gardens (en mémoire de Robert Creeley ; en russe ici)
Finches


et cet article d'un de ses traducteurs.

En russe, ici.







20/10/2010

Pour ce qui est de la rencontre entre Arkadii Dragomoshchenko et celle qui allait devenir sa traductrice en langue anglaise, Lyn Hejinian, il est amusant de se rappeler qu'elle eut lieu en marge de la tournée en URSS, Lettonie et Roumanie du ROVA Saxophone Quartet (le "O" de ROVA, Larry Ochs, n'étant autre que l'époux de Lyn Hejinian).

Une occasion de réécouter l'excellent Saxophone diplomacy enregistré sur cette tournée (Moscou, Riga, Craiova ; Hat ART 2013, sûrement réédité en CD depuis ...). Quelques années plus tard (1986), c'était le tour du Ganelin trio de rendre visite à ROVA et à San Francisco ; ce coup-ci, c'est sur Leo Records et c'est tout aussi excellent : San Francisco holydays (CD LR 208/209).



Lloyd Blankfein continue d'amuser la galerie


S'il se confirme que l'incroyable "golden touch" de John Paulson devait plus à une astucieuse embuscade (Abacus, quel joli nom ... mon premier programme d'optimisation dans un simplexe s'appelait comme cela, tout en fortran) qu'à la lecture experte du peu ragoûtant mélange que sont les CDO, on pourra vraiment applaudir des deux mains ce grand numéro consistant à se refiler des maladies vénériennes "entre adultes consentants, libres et responsables" puis à parier sur le décès des partenaires. Voila qui laisse augurer de somptueuses arguties sur le thème "liberté, honnêteté, responsabilité, faut-il vous l'emballer ?"

Pour les détails techniques, voir ici, par exemple.

Une brume se lève doucement qui permet à chacun de contempler l'Olympe de la Finance et ce qu'on y distingue n'a rien de spécialement dépaysant, finalement. Reste à avoir quoi faire de ce décillement.




We regularly anticipate this moment at around this hour
underway gradually
Images are emitted which through fear I might gradually
miss wincing and blinking piecemeal bit by bit
Yet I know that now the day is running well and
paralleling yesterday inch by inch
But we'll never get to tomorrow this way
It is under other terms
The fists at the end of the hands strike already
Slowly there are bends in the bank to what happens
Between the two shores down comes a sound track
We get music which is time moving loudly


Lyn Hejinian, in Slowly (Berkeley: Tuumba Press, 2002)



lundi 19 avril 2010

Europeana - Une brève histoire du XXème siècle -- Patrik Ouředník


Les jeunes gens disaient que le racisme était un corollaire du monde ancien et qu'il fallait repenser le monde et que la télévision et le réfrigérateur importaient moins que l'amour et l'épanouissement. Et ils refusaient que leurs parents leur dictent leurs études et leur interdisent de fumer et de s'accoupler et de porter les cheveux longs etc. Et en 1968 des révoltes étudiantes ont éclaté en Europe occidentale et les étudiants montaient des barricades et allaient dans les usines et tentaient de convaincre les ouvriers que le monde devait changer de base et écrivaient sur les murs LE BLEU RESTERA GRIS TANT QUE PERSONNE NE L'AURA INVENTE et SOYEZ RÉALISTES DEMANDEZ L'IMPOSSIBLE et IL EST INTERDIT D'INTERDIRE et L'IMAGINATION AU POUVOIR et occupaient les amphithéâtres et les théâtres et s'accouplaient de différentes manières et discutaient de politique. Les années soixante ont représenté une rupture importante dans l'histoire de la société occidentale car le confort matériel s'est imposé et les femmes ont eu accès à la contraception et les jeunes gens sont devenus une composante significative de l'opinion publique et peu à peu les gens moins jeunes ont eux aussi commencé à s'habiller avec décontraction et à s'accoupler de différentes manières et à exprimer des pensées audacieuses et non conformistes. Et les sociologues disaient que la société bourgeoise avait vécu et qu'elle avait été remplacée par une nouvelle forme de société qu'ils caractérisaient comme adolescente et ils disaient que cela témoignait d'une rupture radicale dans l'évolution de la société occidentale et qu'il importait d'y réfléchir. Et certains philosophes disaient que le culte de la jeunesse était l'une des plus grandes âneries dans l'histoire de la pensée et qu'il était symptomatique qu'elle ait été promue par les fascistes et les communistes et que les sociétés démocratiques avaient été assez stupides pour le reprendre à leur compte mais d'autres disaient que c'était dans l'ordre des choses et que la jeunesse était peut-être stupide mais qu'elle faisait preuve de dynamisme ce qui était positif. Les sociologues disaient que le fait d'être positif était une valeur nouvelle dans la civilisation occidentale et qu'elle avait remplacé les valeurs humanistes traditionnelles qui ne correspondaient plus à l'état de la société. Être positif signifiait que les gens allaient considérer l'avenir avec confiance et faire du sport et vivre de façon saine et harmonieuse et aller régulièrement chez le médecin et atteindre un âge élevé et travailler avec assiduité pour profiter de leur retraite et s'habiller avec décontraction. Et plus personne ne voulait être pauvre et tout le monde voulait un réfrigérateur et un téléphone portable et un animal de compagnie et une vie sportive et une carrière dynamique.



Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio, chez Alia (2001).

L'histoire du XXème siècle comme un long montage de faits rapportés ("ils disaient ...", "ils disaient ...", "ils disaient ..."), montage d'autant plus déconcertant qu'il est exclusivement articulé par "et", pas même le "et alors" des histoires enfantines, non, un simple "et" tout sec qui laisse au lecteur le soin de se débrouiller pour faire un lien entre ce qui le précède et ce qui le suit. Une sorte de gigantesque catalogue de faits, à l'image du discours médiatique ambiant, qui ne prend forme que par ses retournements sur lui-même et ses auto-références.

Ci-dessus, par exemple, Ourednik règle en une page leur compte aux années soixante-dix en passant de

la télévision et le réfrigérateur importaient moins que l'amour et l'épanouissement

à
tout le monde voulait un réfrigérateur et un téléphone portable et un animal de compagnie et une vie sportive et une carrière dynamique.

L'écho est parfois plus lointain, ainsi, quarante pages plus loin, on a du arriver aux années quatre-vingt
(...) et les pays développés s'enrichissaient et le chômage augmentait parce que moins il y avait de gens qui travaillaient plus ils devenaient riches et les agences de publicité inventaient des réclames originales et malicieuses et les compagnies d'assurance proclamaient SOYEZ RÉALISTES DEMANDEZ-NOUS L'IMPOSSIBLE et les constructeurs automobiles proclamaient L'IMAGINATION AU POUVOIR et les fabricants de poudres à laver proclamaient LE BLEU EST RESTE GRIS TANT QUE NOUS NE L'AVONS PAS INVENTE et dans les pays démocratiques on a voté des lois instaurant qu'un président ne pouvait remplir qu'un ou deux mandats de quatre ou cinq ans afin que soit assuré l'apport d'idées audacieuses et le renouvellement dynamique de la société.


Certains échos sont si lointains qu'ils apparaissent comme des leitmotive dans ce déluge de faits apparemment inessentiels. Ainsi, comme dans l'extrait donné plus haut, le retour obsédant du terme "positif" qui s'annonce très tôt dans le livre et sous les auspices les plus inquiétants :
Les états-majors annonçaient dans des communiqués que la guerre touchait à sa fin et qu'il ne fallait pas succomber au découragement ni à la lassitude et qu'il fallait être patient et positif et en 1917 un soldat italien écrivit à sa sœur JE SENS M'ABANDONNER PEU A PEU CE QU'IL Y AVAIT DE BON EN MOI ET JE ME SENS DE JOUR EN JOUR PLUS POSITIF.


Peut-être y a-t-il là, dans cet inquiétant positif qui crève obstinément la surface de cette brève histoire, comme un brèvissisme raccourci du XXème siècle : JE SENS M'ABANDONNER PEU A PEU CE QU'IL Y AVAIT DE BON EN MOI ET JE ME SENS DE JOUR EN JOUR PLUS POSITIF. Rideau !


Somptueuse marqueterie d'une langue de bois qui ne nous choque plus (cette langue dont on fait les "faits") et que seule cette accumulation vertigineuse fait apparaître dans son énormité, merveilleux "kaolidoscope" ! Prix du meilleur livre tchèque en 2001.


Une petite étude (en anglais) sur Patrik Ouředník, ici et l'occasion de mentionner cette excellente publication en ligne (et en anglais), Context.

vendredi 16 avril 2010

Université Ouverte


Juste histoire de rappeler la qualité du programme ... un exemple, repris ici.


Sur l'origine et les objectifs de cette Université Ouverte, voir ici, dont est extrait ce qui suit :


Antonella Corsani :

D’abord un mot sur le terme d’Université ouverte. Cette idée de créer une université en dehors du cadre de l’université telle qu’elle se fait et qu’elle se veut comme lieu de production du savoir légitime, n’est pas nouvelle, il y a d’autres expériences en Italie, en Espagne, avec l’Université Nomade par exemple.
Quand nous avons discuté de cette initiative, le terme « ouvert » était très important. Ce terme comporte une référence à un mouvement de chercheurs plus minoritaire que le mouvement « Sauvons la recherche » largement relayé par les médias, celui qui s’est appelé « Ouvrons la recherche ». Dans ce mouvement, il ne s’agissait pas de « sauver la recherche » mais de se questionner sur la production des savoirs aujourd’hui, comment faire de la recherche ?,ce qui veut dire aussi qu’il n’y a pas de détenteurs du savoir mais des savoirs qui coagissent, se rencontrent et produisent un nouveau savoir né de cette interaction. Dans ce groupe « Ouvrons la recherche », il s’agissait de demander qui est concerné par la recherche ? et quel savoir peuvent apporter ceux qui sont concernés par cette recherche ? Comment décide t-on ?
L’idée d’ouverture c’est aussi l’idée de poursuivre quelque chose en continuité avec l’histoire de la Coordination des intermittents et précaires qui est et a été un lieu de production de savoirs dès juillet 2003 puis entre autres avec une enquête socio-économique de l’intermittence. L’université ouverte est donc une manière de repenser cela, d’essayer de voir comment on peut coproduire à partir d’une expérience qui cette fois ne se fait pas à partir d’une enquête mais d’une interrogation collective, et comment différentes approches peuvent apporter de nouveaux éclairages. Imaginer un espace de coproduction de savoir, et non pas de transfert de savoir ; un lieu où les savoirs sont élaborés par les concernés, et non pas comme ce qui est formalisé dans les lieux institués du savoir.

(...)

Deuxième chose, pour présenter cette université pourquoi avoir dit, dans un premier temps, « Nous avons lu le néolibéralisme » ? Il y avait certainement un désir de partager une lecture. Nous avons chacun des connaissances différentes et des manières différentes de lire Michel Foucault mais peut-être le cours « Naissance de la biopolitique » - et chacun de nous aura un angle de lecture différent à vous proposer – permet-il de déplacer les questions qu’on se pose et qu’on s’est posées ici. Il ne s’agit pas en effet aujourd’hui de restituer ce qu’il y a dans ce livre mais d’en saisir quelques points.


Maurizio Lazzarato :

Pour que ce travail soit un travail de coproduction il ne s’agirait pas tant de mettre au centre de cette rencontre la question de ce qu’est le libéralisme mais plutôt de ce qu’est un conflit dans le libéralisme, c’est à dire le conflit des intermittents, comment il a été mené et pourquoi. Pour moi, le conflit des intermittents est exemplaire et il faudrait articuler autour des dynamiques du conflit les interrogations qu’on se pose pour élucider certains aspects. Je suis convaincu que le conflit est production de savoir, production de problèmes et de dispositifs pour essayer de résoudre les problèmes. Pour nous aider à penser on peut convoquer Foucault mais pas seulement, je tiens à ce que ce ne soit pas un séminaire sur Foucault.


Valérie Magrange :

L’idée de l’université ouverte c’est faire laboratoire à partir d’un champ d’expériences, de lutte, de production de savoirs et de voir effectivement ce que cela produit comme connaissances y compris pour les autres, pour d’autres luttes. Et de le refaire à partir d’outils qui nous sont proposés par des gens qui ont travaillé ce genre d’outils et qui effectivement ne sont pas forcément des théoriciens, Foucault n’est pas vraiment un théoricien.

Les grandes villes et l'esprit -- Georg Simmel (1858-1918)


Encore un précieux petit "carnet de l'Herne" (9.50€) ; pas tant pour le premier texte qui lui donne son titre dont on connait bien le contenu par la monumentale Philosophie de l'argent (PUF) que pour le second, Pont et porte dont est extrait ce qui suit :


L'homme est l'être qui ne peut jamais s'empêcher de séparer en reliant et qui ne saurait relier sans séparer ; c'est pour cette raison que l'existence indifférenciée de deux rives doit d'abord être perçue par l'esprit comme l'existence de deux choses dissociées qui doivent être ensuite unies par un pont. Et, parallèlement, l'homme est l'être limite qui n'a pas de limites. Il cesse d'être chez lui quand il franchit la porte; cela signifie, certes, qu'il rompt une part de l'éternité ininterrompue de l'existence naturelle. Mais s'il est vrai que la limitation devient forme, les frontières qu'il se fixe ne trouvent leur sens et leur dignité que grâce au symbole que représente la mobilité de la porte, grâce à la possibilité d'échapper à tout instant à cette limite pour être libre.


Pont et porte, matérialiser les frontières pour mieux les franchir ... entendre, à un siècle de distance, l'écho de ce texte dans la pensée en archipel et de l'archipel chez Edouard Glissant.



30/04/2010

On me fait aussi fort opportunément remarquer le lien avec l'œuvre de Claude Parent et son insistance sur la "fonction oblique" (qu'on pourrait voir ici comme un "dépassement" de l'opposition pont / porte ; un dépassement, pas un moyen terme).

Ci-dessous, deux illustrations (en provenance du fond du FRAC Centre) sur les "villes-ponts" (Claude Parent et Paul Virilio)






13/09/2010

Sur La fonction oblique, voir aussi ici.

jeudi 15 avril 2010

Toute une vie -- Jan Zábrana (bis)


Marquer pour le camp des vaincus ... Qu'est-ce que ma vie depuis dix-sept ans (*) sinon la volonté de marquer pour le camp des vaincus ?

(*) {ndlc : écrit en 1973-1974}



Déclaration de la loi martiale en Pologne. Cette nuit (*). La partie arrive en phase finale mais c'est aussi la partie de notre vie.

(*) {ndlc : samedi-dimanche 13 décembre 1981}



Qui sait si finalement les chars russes n'ont pas sauvegardé l'honneur tchèque. Sans eux, on aurait très bien pu constater que les "réformateurs" étaient incapables de renverser la régime de leurs propres forces -- comme ça s'est passé en Pologne.



Je suis un prisonnier qui n'a pas quitté sa prison après l'ouverture des portes. Non que je ne m'en sois pas aperçu, que l'ouverture des portes m'ait échappé, mais cette longue réclusion a de toute façon détruit, déformé ma vie au point qu'il est devenu inutile d'essayer, de s'efforcer à quoi que ce soit. Cela rappelle -- je pense -- le Mink de Faulkner (*), où au bout de tant de temps, alors que ses meilleures années sont passées, le prisonnier n'a qu'un désir, ne toucher à rien, tout laisser en l'état, être laissé simplement en paix. Ce n'est pas de la lâcheté, ce n'est pas de la résignation. Bon Dieu de merde, où est-ce qu'on a vu jouer que la fatigue, la fatigue mortelle et l'indifférence à son propre avenir __ puisque la vie n'a pas été ce qu'elle aurait du être -- soient quelque chose qu'on puisse condamner moralement ?

(*) {ndlc : allusion au personnage de Mink Snopes du dernier roman de Faulkner, Le domaine}



Le mensonge s'impose en ordre mondial. Cette constatation de Kafka est la maxime la plus vraie que je connaisse sur le vingtième siècle. Personne n'a exprimé de manière plus concise ce qui se joue dans ce siècle. Encore cet aphorisme date-t-il de l'époque où tout cela ne faisait que commencer.



Jamais ce ne fut et déjà cela disparaît.

Le néant s'adonnant au néant

Combien ont-ils été ceux qui ont tenté de dire la douleur douloureusement. Pendant toutes ces années. Combien vainement.





Si vous voulez vous adonner au tchèque, certains textes et poèmes de Zábrana sont en ligne, ici. Quelques photographies aussi, dont celle ci-dessous, datant de 1965 et prise en compagnie d'Allen Ginsberg qui venait, je crois, de se faire virer de Cuba et n'allait pas non plus faire de vieux os en Tchécoslovaquie ! Zábrana appréciait la poésie de Ginsberg qu'il a traduite sans toutefois se faire trop d'illusions sur la compréhension qu'un américain pouvait avoir de la vie dans la Tchécoslovaquie des années 60.







mercredi 14 avril 2010

Toute une vie -- Jan Zábrana (1931-1984)


Cette nuit (du 4 au 5 septembre {ndlc : 1977}), un rêve atroce sur une tête de poisson -- sûrement parce que dans le rêve, elle pouvait être muette -- tranchée avec une espèce de couperet, tranchée longuement, lentement -- dans le rêve ça durait des dizaines et des dizaines de minutes. Une main, qu'on ne voyait pas, s'élevait de l'obscurité sur la gauche et cognait cette tête muette -- posée sur une planche brune et lisse --, un coup après l'autre, sans jamais l'achever. Le sang giclait, on voyait les estafilades profondes causée par tous les coups précédents, chaque fois la tête sursautait, comme prise de désespoir et de douleur, mais aussi de cette espèce d'humilité, de résignation, de courage silencieux qu'on voit aux animaux maltraités et battus, elle happait l'air et regardait à nouveau, comme mue par un mince espoir, le monde alentour dont elle devait pourtant savoir, même dans la plus intense douleur, qu'il ne consistait, qu'il ne consisterait jamais plus en rien d'autre qu'en ces coups. Puis la main anonyme ressortait encore de la gauche et sabrait, coup après coup, après quoi elle se retirait dans l'ombre d'où elle ressortait toujours un peu plus tard. Ce n'était pas exactement un couperet, plutôt un vieux couteau à manche lourd (du genre de ceux qu'on se bricolait avec des baïonnettes après la Première Guerre mondiale). Je me raidissais à chaque coup et j'étais hanté par une phrase que je ne pouvais dire à personne dans le rêve : "Si c'était une hache, et non ce couteau, ce serait fini depuis longtemps ..." Cet après-midi, notant ce rêve, je ne peux me défaire de ma manie du déchiffrement. J'ai l'impression que c'était un rêve sur Dieu.




Toute une vie est extrait du journal que Jan Zábrana tint de 1948 à sa mort. Etabli et présenté de Patrick Ourednik et traduit par Marianne Canavaggio et Patrik Ouředník (lui-même auteur, entre autres, du mémorable Europeana, une brève histoire du XXe siècle chez Alia), cet extrait couvre les années postérieures à 1969.

"Contemporain spirituel" de Nadejda Mandelstam, opposant aussi irréductible que silencieux au régime tchèque qui brisa la vie de ses parents et la sienne, Zábrana est un observateur impitoyable des concessions auxquelles se livrent ses collègues (y compris ceux qui prirent part au Printemps de Prague au nom d'un "socialisme à visage humain" ; au milieu de cet uniforme et solide mépris, on est presque surpris de trouver une sorte d'absolution pour Nezval, sans doute en reconnaissance de l'œuvre accomplie avant guerre que les répétitives louanges à Gottwald ne parvinrent pas à ternir), un témoin indispensable de la "vie à l'Est", un nécessaire garde-fou contre l'Ostalgie.

Traducteur du russe et de l'anglais, il sait aussi dire superbement les choses ; quelques exemples :


... voir la lune boiter derrière le soleil comme la traduction française d'un poète russe.


Voznïessenski, Evtouchenko : deux fesses d'un même cul.


Aucun vers dans tout Iessénine, pas même son Homme noir renommé pour son caractère menaçant et son pessimisme, n'éveille en moi un tel sentiment de désespoir, de fin et de terme que le distique discret d'un discret poème, Le feuillage doré s'est tu : V sadu gorit'koster riabiny krasnoï / no nikovo nemojet on sogret' (*). Si je connais des vers renfermant (au moins à mes yeux) la résignation absolue, le désespoir et la fin de tout, ce sont bien ces deux-là.

(*) Un feu de sorbier rouge flambe au verger / mais qui pourrait-il réchauffer ?


Breton -- Eluard -- Kalandra. "J'ai suffisamment à faire avec les coupables qui n'ont pas avoué." Ainsi le poète bénit-il les meurtriers qui tabassaient leurs prisonniers, leur cassaient la mâchoire, les envoyaient sous les douches glacées dans les cachots de ciment ... Ne me sortez pas vos salades sur l'âme fragile de Paul Eluard. Son âme, roulée dans les excréments de la lâcheté, émet de l'ambre jusque de l'au-delà ...

{ndlc : sur Záviš Kalandra, voir cette notice bibliographique (l'auteur aurait toutefois pu nous épargner son commentaire final de cul-bénit).}


Et comme Zábrana est infiniment tchèque, son journal fourmille d'anecdotes d'une ironie mordante :


"Nous avons de l'alcool mais la chair est avariée". Ainsi traduisit l'ordinateur la phrase biblique "L'esprit est résolu mais la chair est faible" de l'anglais au russe.


Entendu dans une taverne de Podoli :
"Les gens volent au-dessus des étoiles et vous vous soûlez la gueule dans ce troquet minable !
- Et qu'est-ce que tu veux qu'on fasse, fervente andouille !"

{ndlc : "fervente andouille" ... que tous ceux qui prennent part à des réunions de motivation et autres communications managériales retiennent ce terme ! Ils en auront l'usage ...}


Nous sommes tous des tchèques mais il vaut mieux le garder pour nous. Peut-être la phrase la plus géniale que Hasek ait écrite dans Chvéïk.

{ndlc : Hasek ? Hašek grrr ! Je veux bien que l'éditeur souhaite "faciliter la lecture" mais croit-il vraiment que c'est en supprimant tous les charmants petits barbelés qui rendent le tchèque immédiatement repérable ?}


On pourrait continuer ainsi à citer tout le livre. Allez le lire, 6.10€ aux éditions Alia !

Un compte-rendu du livre ici.



dimanche 11 avril 2010

Pas de pitié pour les gueux - Sur les théories économiques du chômage -- Laurent Cordonnier


Paru aux éditions Raisons d'agir en 2000 (on y compte en francs !), le complément indispensable à L'économie des Toambapiks.

Un excellent petit livre qui dresse un portrait acide des principales théories de l'emploi et du chômage. Avec en prime la confirmation, pour ceux qui comme moi sont venus à l'économie par le biais des mathématiques, de l'optimisation et des systèmes dynamiques, que le soupçon que tout s'arrangeait trop bien dans les hypothèses soit-disant classiques (un peu comme dans ces exercices où les termes ennuyeux ont la gentillesse de disparaître ... sauf qu'un exercice, comme son nom l'indique, n'a pas d'autre prétention que de préparer aux vrais problèmes !) n'était pas du à un intérêt pervers pour les complications mais bien le résultat d'une volonté d'obtenir avec un minimum d'efforts (il n'y a pas que le salarié qui soit tire-au-flanc) une solution compatible avec quelques préjugés trop inavouables pour pouvoir être présentés sans les affriolants atours de la Science.

Un autre mérite de ce livre est de rappeler opportunément que si les théories présentées sont exactes (et, en particulier, l'ensemble de leurs fondements "anthropologiques", dont l' "acteur rationnel"), elles sont alors très ambivalentes : dans ce cas, le chômage doit être compris comme le résultat d'un comportement rationnel des salariés sur le marché du travail (formation de syndicats tenant un rôle de cartels sur le marché, instauration d'un salaire minimal et constitution de caisses d'assurance, bref, construction des fondements de l' "État-Providence" tant décrié) et, à ce titre, on ne voit pas pourquoi il faudrait absolument "forcer" ce marché à revenir au plein emploi en brisant le salaire minimal et en enclenchant la spirale de diminution des salaires, sauf à penser que le seul rôle du marché du travail est d'assurer aux employeurs une quantité de travail potentiellement infinie à coût nul. Cela irait plus vite de le dire sous cette forme !

Enfin, ce livre rappelle également fort opportunément que le coût du travail n'est pas seul en cause quand il s'agit pour un employeur d'embaucher ou non : embaucher plus pour produire plus, soit mais quid des produits ? Si le surplus de production amené par cette embauche ne trouve pas à s'écouler sur le marché, soit qu'il soit déraisonnable de penser que tous les ménages s'équipent d'une cinquième voiture, soit que les clients ne soient pas en mesure de l'acheter pour cause de revenus insuffisants, inutile de dire que l'employeur ne fera pas cette embauche !

Excellent aussi, le passage final qui rappelle que décidément, le salarié est bien, par essence oserait-on dire, cause de ses propres maux : qu'il soit puni par le chômage de sa poltronnerie, de sa paresse, de sa méchanceté ou de sa roublardise, rien que de très naturel, n'est-ce pas ? On est là au niveau de la Comtesse de Ségur, qui ne s'embarrassait pas, elle, de calculs pour ses contes. Mais, sans la théorie économique, se serait-on aussi avisé que, fort opportunément, sa vertu même (celle du salarié, pas de la Comtesse !) est également cause de chômage ? Quelle meilleure illustration du fait que la Divine Providence (sous la forme du Divin Marché) veille décidément sur l'employeur et récompense avec justice ses mérites considérables, dont il serait malvenu de douter.

Un autre compte-rendu du livre, ici.


Je me proposais de photocopier l'introduction mais quelqu'un a fait ailleurs l'effort de la recopier. Et, en passant, allez aussi jeter un œil sur cet autre article de Laurent Cordonnier !


mercredi 7 avril 2010

architecture et (beaucoup) plus si affinités ...


... sur cet excellent blog !

Pour vous en convaincre, commencez par , pas tout à fait au hasard ! L'occasion de donner le poème en entier :


Quatrième élégie du Nord

Trois époques ont les souvenirs.
Comme hier est la première époque.
Sous leurs voûtes bienheureuses est l'âme
Comme l'ombre est douce pour le corps.
Résonne encore le rire, coulent les larmes,
Sur la table la tache d'encre est toujours là,
Comme un sceau sur le coeur repose le baiser,
Unique et inoubliable est le baiser d'adieu…
Mais cela ne dure guère...
Déjà la voûte n'est plus au-dessus de nous.
Une maison isolée quelque part en banlieue
Si froide l'hiver, si chaude l'été,
Avec une araignée et partout de la poussière,
Où les lettres d'amour jaunissent et s'abîment,
Où en catimini les portraits changent :
Là, les gens vont comme sur une tombe,
Puis, de retour chez eux, ils se lavent les mains,
Et ils effacent une larme au bord des paupières
Lourdes, et longuement soupirent.
Mais passe le temps, se suivent les printemps,
Rosit le ciel, des villes le nom change,
Et les témoins là ne sont plus. Personne
Pour partager pleurs et souvenirs.
Et lentement disparaissent les ombres
Celles que nous n'invoquons plus,
Car leur retour serait pour nous effroi.
Un matin, au réveil, nous comprenons
Que même le chemin vers la maison isolée
Nous l'avons oublié,
Et, suffoquant, de honte et de colère,
Nous y courons, mais comme dans un rêve
Tout diffère là-bas : les hommes, les objets,
Les murs, nous sommes devenus des étrangers.
Nous nous sommes trompés... Mon Dieu !
Et comme est alors grande l'amertume : ce passé
N'a plus sa place dans le cadre de notre vie :
Il nous est indifférent comme à notre voisin de palier.
Les morts, nous ne pourrions les reconnaître,
Et ceux que Dieu n'a pas voulu nous garder
Se sont même fort bien passés de nous.
Tout est pour le mieux...

(5 février 1945, Leningrad.)

Anna Akhmatova, Quatrième élégie, in Élégies du Nord, Course du temps. Traduction inédite de Sergiu Venturini (reprise d'ici).




Et parmi la collection de liens très pointus que propose ce site, passez par celui-ci si JG Ballard vous intéresse.

lundi 5 avril 2010

L'économie des Toambapiks - Une fable qui n'a rien d'une fiction -- Laurent Cordonnier


Un conte voltairien qui sera bien utile à tous ceux qui ne voient pas bien ce qui a bien pu changer, du bon vieil équilibre général walrassien à nos économies financiarisées : l'auteur y relate la fictive et drôlatique mission de Jim Happystone, économiste distingué du MIT, en charge de conduire la simplissime économie mono-produit de l'île des Toambapiks (lundi, des taros, mardi, des taros, mercredi, des taros etc) vers le paradis de la diversification (taros, ignames, patates douces et pousses de bambous, on ne se refuse rien !).

Dans ses meilleurs moments, le récit semble emprunter à Nigel Barley (il est vrai qu'Happystone est secondé dans sa mission par un ethnologue traducteur nommé Bougainville !) et la lecture est très agréable, à l'exception de l'introduction inexplicablement rédigée en forme de quatrième de couverture et dont le "flash forward" constitue une vraie faute de goût : un conte est un conte, si on veut commencer par raconter la fin, il faut avoir une autre construction en tête que le récit linéaire !

Ce plaisir de lecture est d'autant mieux venu que le propos n'est pas forcément évident et la réussite du livre est d'inciter son lecteur à toujours vérifier par le calcul la répartition des différents flux.

On voit donc les Toambapiks passer d'une économie à deux groupes d'acteurs (travailleurs / propriétaires ; Happystone arrive après le stade d'accumulation primitive du capital !) et un seul produit où le produit de la vente ne peut excéder le total des salaires versés sur la période (la description de la fixation du prix du travail par la grandiose cérémonie du
walras réjouira ceux qui n'apprécient pas la présentation mathématique de la Théorie Générale ...) à une économie multi-partite diversifiée (travailleurs, propriétaires, entrepreneurs et même, sur la fin, rentiers) qui illustre le célèbre raccourci de Kalecki, "Les travailleurs dépensent ce qu'ils gagnent, les capitalistes gagnent ce qu'ils dépensent", non sans être passés par le stade paradoxal où les propriétaires constatent avec dépit que l'introduction de la monnaie, si elle simplifie la diversification, fait, ô horreur, disparaître le profit !

Le grand mérite de ce livre est là, fournir (enfin !) un apologue kaleckien à la hauteur des fables sur le troc (voir Polanyi et tant d'autres sur le caractère résolument irréaliste de ces "évidences" anthropologiques (*)) et l'équilibre walrassien qui encombraient (encombrent encore ? je ne saurais, mes études d'économie datent un peu) l'enseignement de la Théorie Générale.

(*) Est-il nécessaire de préciser que les présupposés qui sous-tendent la vie des Toambapiks ne relèvent pas, eux non plus, de l'anthropologie ? C'est un danger de ce livre que de trop donner à prendre son sous-titre à la lettre : si le début est explicitement de l'ordre de la fable, le style évolue au fil du livre , s'éloignant de la fiction pour finir sur une note ouvertement réaliste. Danger mineur au demeurant mais dont il faut se défendre aussi, comme il faut se défendre des évidences de la fable des abeilles ou de l'île des chèvres ! Après tout, l'ensemble du livre est inscrit , comme si cela relevait de l'évidence, sous le signe d'une théorie strictement marginaliste de la formation des prix.

On regrettera que le chapitre final sur la dérive financière de l'économie des Toambapiks n'ait pas été un peu plus développé ; l'introduction puis le détournement du dividende par une catégorie d'anciens propriétaires restés influents (les retraités des Toambapiks) et ses conséquences (le profit sans l'accumulation) aurait mérité un traitement un peu plus ample : le blocage du processus de concurrence pour réguler le niveau des dividendes par le départ simultané d'une classe d'âge (pléthorique ? Nous ne savons rien d'un baby-boom chez les Toambapiks mais on peut le supposer ...) de propriétaires, cette transformation quasi-instantanée en rentiers d'une part importante des investisseurs qui synchronise le niveau des dividendes et bloque toute concurrence sur ce domaine aurait vraiment mérité un développement supplémentaire.

C'est néanmoins déjà un tour de force que d'amener le lecteur à saisir les tenants et les aboutissants de la loi de Kalecki et de montrer, en particulier, que cette loi peut expliquer une période d' "âge d'or" sans en garantir la pérennité : à partir du moment où, en l'absence de rupture technologique, l'investissement paraît ne plus pouvoir être aussi rentable qu'auparavant (à quoi bon une cinquantième binette par champ de taro ?), celui-ci baisse et cette baisse de l'investissement se traduit en une baisse des profits,un ralentissement de l'activité et l'apparition chez les Toambapiks du chômage involontaire. Où l'on retrouve une excellente discussion sur l'absence de lien entre inflation et chômage (le devenir-horizontal horizontal de la courbe de Phillips !) : l'inflation est le produit du dérapage des anticipations salariales des travailleurs au cours de la fin de l'âge d'or et du ralentissement des gains de productivité ; le chômage est la conséquence de la diminution des investissements des capitalistes et la lutte contre l'inflation ne fait qu'aggraver les choses.

Voila un livre que tous ceux qui souhaitent enseigner l'économie "autrement" vont pouvoir utiliser !


Ouvrage publié aux éditions Raisons d'agir, comme l'avait été le précédent, Pas de pitié pour les gueux, Sur les théories économiques du chômage, qui mettait à nu, ou plutôt formulait en langage courant, ce qui suffit amplement, les effarants présupposés des théoriciens néo-libéraux du marché du travail, toujours handicapé d'innombrables rigidités qu'il convient d'assouplir ou de briser, et de son tant célébré "non-accelerating inflation rate unemployment" (NAIRU pour les intimes).


Un autre compte-rendu du livre, ici.