lundi 31 janvier 2011

Revenu garanti



Nouvelle et excellente livraison de Périphéries.


(...) le thème du revenu de base fonctionne comme un laboratoire. Il amène à réfléchir à ce que l’on veut vraiment, aux conceptions dont on est imprégné ; une expérience dont chacun ne peut que sortir renforcé, mieux armé pour faire face aux inégalités et aux injustices. Ce qui, admettons-le, ne serait pas un luxe...

Guillevic


Pitié pour les bêtes
Qui n'ont pas de nuit.


in Du domaine, Gallimard, 1977

Völker der Erde -- Nelly Sachs (1891-1970)



Völker der Erde

ihr, die ihr euch mit der Kraft der unbekannten
Gestirne umwickelt wie Garnrollen,
die ihr näht und wieder auftrennt das Genähte,
die ihr in die Sprachverwirrung steigt
wie in Bienenkörbe,
um im Süßen zu stechen
und gestochen zu werden –

Völker der Erde,
zerstört nicht das Weltall der Worte,
zerschneidet nicht mit den Messern des Hasses
den Laut, der mit dem Atem zugleich geboren wurde.

Völker der Erde,
O daß nicht Einer Tod meine, wenn er Leben sagt –
und nicht Einer Blut, wenn er Wiege spricht –

Völker der Erde,
lasset die Worte an ihrer Quelle,
denn sie sind es, die die Horizonte
in die wahren Himmel rücken können
und mit ihrer abgewandten Seite
wie eine Maske dahinter die Nacht gähnt
die Sterne gebären helfen – 

in Sternverdunklung, 1949


Peuples de la terre

vous qui avec la force des astres inconnus
vous enroulez comme des écheveaux,
vous qui cousez et redéfaites ce qui a été cousu,
vous qui vous élevez dans la confusion des langues
comme dans des ruches
pour piquer
dans l'exquise douceur
et être piqués -

Peuples de la terre,
ne détruisez pas l'univers des paroles,
ne découpez pas avec les couteaux de la haine
le son qui fut enfanté en même temps que le souffle

Peuples de la terre,
Ô que nul ne pense mort quand il dit vie -
et nul ne pense sang quand il prononce berceau -

Peuples de la terre,
laissez les paroles à leur source,
car ce sont elles qui peuvent faire avancer
les horizons dans les vrais ciels
et de leur face cachée,
tel un masque derrière lequel bâille la nuit,
aider à enfanter les étoiles – 

in Nelly Sachs, Éclipse d'étoile 
traduction de Mireille Gansel
Verdier, 1999





Toujours la même surprise de voir rücken traduit par faire avancer, ce qui est strictement correct, au sens étymologique de pousser dans le dos ; je préfèrerais quand même repousser ...


Une page précieuse autour de Nelly Sachs (prix Nobel de littérature 1966 avec Schmuel Agnon), compilation de poèmes dont elle fut la dédicataire ; Celan, Bachmann, Bobrowski, Enzensberger, Domin, Ausländer, Kasack (en allemand).

En français, excellente page de présentation sur le site des éditions Verdier qui publient trois volumes de Nelly Sachs traduits par Mireille Gansel qui a également traduit (chez Belin, 1999) la correspondance entre Nelly Sachs et Paul Celan.

Compte-rendu d'un entretien avec Mireille Gansel, où on trouve ce poème de Peter Huchel, encore un dédié à Nelly Sachs :

Ophélie

(Septembre 1965, dans la nuit les gardes frontières de la RDA
abattent une jeune fille qui tentait de franchir la Spree à gué)
à Nelly Sachs

Plus tard, le matin,
aux premières lueurs blanches
le bruit des bottes qui pataugent
dans la vase des eaux,
le heurt des perches que l’on pousse,
un ordre rauque,
ils soulèvent la boueuse
nasse de barbelés.

Pas de royaume,
Ophélie,
où un cri,
creuse l’eau,
où par magie
la balle
contre la feuille de saule
vole en éclats.


dimanche 30 janvier 2011

XXVII - Être à cheval sur les principes -- Léon Bloy



Pierre Brueghel
Le Triomphe de la Mort (1562)
(Musée du Prado - Madrid)



Genre d'équitation exclusivement à l'usage du Bourgeois. C'est le plus sûr qu'on connaisse. Il est même inouï que le cavalier ait été désarçonné. Mais aussi, quels principes admirablement dressés ! Monture d'autant plus aimable qu'elle ne coûte rien et vient d'elle-même chercher le cosaque !
La bicyclette et l'automobile sont surpassés, car ces principes-là vont encore plus vite, et ils écrasent mieux, d'une manière plus satisfaisante, plus irrémédiable. Ils ne broient pas seulement le corps des faibles et des innocents privés de défenseurs. Ils broient aussi et surtout leurs âmes.
Les principes que monte le Bourgeois sont d'inégalables, d'indépassables coursiers de la mort et il les loge dans l'écurie de son cœur.


in Exégèse des lieux communs, première série parue en 1901 (disponible en Idées/Gallimard).

jeudi 27 janvier 2011

Les inachevés -- Henri Michaux


Peinture de Stéphane Houdart 



 Visage qui ne dit qui ne rit
qui ne dit ni oui ni non.
Monstre.
Ombre.
Visage qui tend,
qui va,
qui passe,
qui lentement vers nous bourgeonne ...
Visage perdu.



Extrait de Apparitions (in La nuit remue, Poésie/Gallimard 1972), un recueil au ton très sombre, presque morbide, "goyesque", où le thème de la mutilation est omniprésent et où manque cette touche d'humour qui, dans d'autres recueils, allège parfois l'atmosphère et rend, malgré l'affleurement permanent du désespoir, Michaux lisible. Un recueil ... impoli.

L'arc -- Saint-John Perse (1887-1975)


Devant les sifflements de l'âtre, transi sous ta houppelande à fleurs, tu regardes onduler les nageoires douces de la flamme. -- Mais un craquement fissure l'ombre chantante : c'est ton arc, à son clou, qui éclate. Et il s'ouvre tout au long de sa fibre secrète, comme la gousse morte aux mains de l'arbre guerrier.

(extrait de la section Images à Crusoé de Éloges, in Éloges suivi de La Gloire des rois, Anabase, Exil, Poésie/Gallimard)



Seuls quelques poèmes de Saint-John Perse me retiennent de me séparer de ses recueils et de ce lyrisme amphigourique qui m'est à ce point étranger que je suis toujours surpris de me trouver son contemporain.
Celui-ci en fait partie, ne serait-ce que pour le pouvoir de révélation de ces "nageoires douces de la flamme" qui, en une seconde, changent pour toujours la façon de percevoir le feu, en dévoilent une nouvelle facette.

Et bien des poètes peuvent envier la richesse et la qualité de ce site consacré à Saint-John Perse !


dimanche 23 janvier 2011

Boutures


Boutures fut le temps de deux années une revue de littérature gravitant autour de la Caraïbe (avec de nombreuses échappées ...).

Les archives sont accessibles ici, pour ceci (photographies de Cap Haïtien par Didier Dominique), par exemple.,ou cela (deux poèmes de Léon-Gontran Damas), ou encore cela (dessins de Barbara Prézeau) ...
 


Barbara Prézeau (source)
 

L'Humeur du Monde -- Philippe Mouillon


Avant de survivre comme livre et comme disque, L'Humeur du Monde fut une "sculpture urbaine" investissant pendant deux mois de 1993 une "pénétrante" d'Échirolles réunissant des sons venus du monde entier diffusés depuis des remorques de chantier mobiles et des textes affichés sur les 4x3 habituels le long de ces voies rapides :


(avec le poème d'Abdelatif Laâbi)

samedi 22 janvier 2011

Abdellatif Laâbi


Voici les tribus

Elles sortent de la poubelle de nos rêves
Et du désert gagné sur l'amour

Elles vont s'en prendre aux livres
Aux femmes, aux cerfs-volants

Elles vont saccager les jardins de l'enfance

Achener les mots blessés

Voici les tribus

Avec nos mains d'esclaves
Elles vont édifier de nouvelles pyramides

Une autre tour de Babel

Avant d'être frappées
Par la vieille malédiction des empires

Mon Dieu
Comme l'Histoire se répète !


(in L'Humeur du Monde, Éditions Revue Noire, 1993)

Le site d'Abdellatif Laâbi, où l'on trouve ce lien vers la numérisation complète (mais loin d'être parfaite, malheureusement ... une opération de relecture collective à la wikisource ne ferait pas de mal avec recours à l'original tant l'ocr s'est pris les pieds dans le tapis !) de la revue Souffles.


José Augusto Seabra (1937-2004)


La lampe, la douceur
ce toit qui se ruine
entre l'or et la pluie
incliné sans espoir,
c'est mon heur, mon humeur,
à tout jamais ravie
à la mort,
à l'amour,
à la vie, à la vie.


(in L'Humeur du Monde, Éditions Revue Noire 1993)

Pour une révolution fiscale -- Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez



explications complémentaires ici



Je n'ai pas encore lu le livre (il est sorti avant-hier !) mais le site associé va nécessairement faire école !

jeudi 20 janvier 2011

Chine trois fois muette -- Jean François Billeter


Voici le passage dont il était question précédemment :

En Chine, comme ailleurs, le progrès passe donc désormais nécessairement par la maîtrise de la réaction en chaîne (*).Si elle se réalise jamais, cette opération rencontrera, comme ailleurs, des obstacles particuliers résultant de l'histoire et de la constitution sociale propres au pays. Mais, que ce soit en Chine ou ici, le premier pas est de concevoir cette tâche.
Ce premier pas est à la fois infime et capital. Il faut l'avoir franchi pour pouvoir chercher le moyen d'œuvrer, ne serait-ce que d'une façon lointaine, à la préparation d'un nouveau chapitre de l'histoire. Cette transformation à venir nous la connaissons seulement par les exigences générales auxquelles elle devra répondre, non par la forme concrète qu'elle prendra. Tel est le défi qu'il faut relever : travailler, selon notre intelligence, à ce que nous ne pouvons pas encore imaginer -- tout en sachant que c'est de notre imagination que sortira le moment venu la réalité nouvelle. Par imagination, je n'entends pas ici notre faculté de nous soustraire au réel, mais la capacité que nous avons à lui donner forme.
Je suis parti d'un moment crucial de l'histoire chinoise, celui de la fondation de la royauté de Tcheau aux environs de l'an mille de notre ère. C'est à ce moment qu'ont été créées, disais-je, les structures fondamentales qui ont été celles du monde chinois depuis lors. Elles ont été inventées en réponse à la situation historiquement nouvelle qui s'est présentée -- comme ont été inventés, dans d'autres situations,le monothéisme juif, la démocratie grecque etc. Toute société humaine est un système imaginairement institué pour faire face à des conditions nouvelles, puis adapté tant bien que mal à leur évolution ultérieure. Cette liberté d'instituer, qui lui est essentielle, l'homme peut à nouveau en faire un usage audacieux quand les circonstances s'y prêtent.
La raison économique est un système qui, pour se perpétuer, nie sa nature imaginaire et donc révocable. Nous sommes libres de lui en substituer un autre le moment venu, de lui préférer une autre mise en forme de notre activité -- à l'échelle du monde désormais, puisque la raison économique s'est universellement imposée.Et nous pouvons concevoir l'ambition que ce ne soit plus un système de domination, mais de délibération et d'autodétermination permanentes du social et de soi. Ce serait nouveau, certes. Mais il n'y aurait jamais eu d'histoire si ce n'était le propre de l'homme de produire du nouveau -- l'homme qui "s'est enseigné à lui-même la parole, la pensée qui va comme le vent et le pouvoir d'instituer" (Sophocle dans Antigone) [1].
Si cela se réalise un jour, contre toute vraisemblance actuelle, on interrogera le passé de l'humanité d'une façon nouvelle. On se demandera comment la liberté d'instituer a été exercée, perdue de vue ou réprimée dans différentes sociétés, dans différents moments de l'histoire ; comment elle a été reconnue (rarement), travestie (souvent) ou niée (la plupart du temps). Ce sont des questions que nous pouvons aussi bien nous poser dès maintenant.

[1] Voir le commentaire que Cornelius Castoriadis fait de cette phrase dans "Anthropogonie chez Eschyle et auto-création de l'homme chez Sophcle", in Figures du pensable : Les carrefours du labyrinthe VI (Paris, Seuil, 1999). On aura reconnu dans ces considérations finales la thèse de Casstoriadis sur le rôle de l'imaginaire dans la vie des sociétés et leur histoire. Je la fais mienne en effet.





(*) NDLC : cette réaction en chaîne est la conséquence de l'hégémonie de la raison économique et du mouvement de soumission du social à l'économique. L'introduction et le premier chapitre de Chine trois fois muette s'inscrivent explicitement dans la ligne des analyses de Polanyi (La grande transformation) et la prolongent jusqu'à nos jours ; dans la ligne aussi d'Immanuel Wallerstein tant la notion de géoculture est sous-jacente dans ce livre. Quarante pages limpides qui ne peuvent pas s'embarrasser de détails mais, comme le précise d'emblée JF Billeter, "il est cependant des moments où il ne s'agit plus d'augmenter les connaissances que l'on a déjà, mais d'exercer son jugement. Le raccourci sert alors à dégager ce que l'on tient pour essentiel."

Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie -- Jean-François Billeter


Sorti l'an dernier aux éditions Allia, ce livre que l'auteur présente comme une poursuite d'entretiens qu'il a pu avoir lors d'un séminaire à Taiwan consacré aux Leçons sur Tchouang-Tseu à l'occasion de la parution de leur traduction chinoise s'adresse à tous ceux qui ont lu et apprécié les Leçons et Etudes sur Tchouang-Tseu, Chine trois fois muette ou Contre François Jullien (excellente recension ici), tous disponibles chez Allia.

Jean-François Billeter prolonge sa pensée autour de la traduction (il est bien malheureux que son essai La traduction vue de près et l' "étude de cas" associée Le faisan de Tchouang-Tseu n'apparaissent que comme des annexes aux Etudes : ces textes mériteraient de dépasser largement le cercle des sinologues et des lecteurs du Tchouang-Tseu, tout comme l'annexe consacrée à l'hypnose (faute d'un terme moins galvaudé)) comme "imagination", précise sa position vis-à-vis d'interprétations classiques qui encombrent forcément les profanes (dont je suis), celle d'une philosophie du ts'i, particulièrement, qui serait inaccessible à l'occidental ou du moins très obscure, revient sur la notion d'événement et l'observation de son émergence dans le sujet et finit par reprendre (voir l'extrait ci-dessous) un dialogue avec Cornelius Castoriadis engagé à la fin de Chine trois fois muette sur le rôle de l'imagination dans l'émergence de points de vue nouveaux capables de faire basculer l'ordre politique.







Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.

 

mercredi 19 janvier 2011

Tunisie


Pas le moment de dormir,
ils peuvent encore gagner


Une des affiches  pour la campagne des premières élections démocratiques post-soviétiques (4 juin 1989).

Le quattro volte -- Michelangelo Frammartino





Nouveau film (le second seulement ? Il Dono date quand même d'au moins 2005 si ma mémoire est bonne) de Michelango Frammartino, à nouveau tourné dans sa région d'origine, la Calabre.

A voir, tout simplement, au sens le plus simple du terme. Pour de purs moments de grâce, comme cette longue séquence autour d'un four à charbon de bois ; ceux qui en ont déjà vu savent forcément l'impression de stupeur que provoque cet étrange monticule fumant lentement de tous ses pores comme une archaïque divinité tellurique -- on en trouvait encore dans les années 80 dans les Bieszczady ; j'aurais pu rester des jours à les regarder, à regarder les charbonniers sortir les branches calcinées et les entasser en un ossuaire aux sons cristallins, ce que Frammartino a su parfaitement rendre. Une transmigration parmi d'autres que ce film suit lentement. Quatre petits tours ... à ne pas manquer !

lundi 17 janvier 2011

Épitaphe -- Martinus von Biberach (? - 1498)


illustration de FK Waechters (1937-2005)



Je viens je ne sais d'où
Je suis je ne sais qui
Je meurs je ne sais quand
Je vais je ne sais où
Je m'étonne d'être aussi joyeux



A ranger à côté de Ryokan !

Ainsi citée par Clément Rosset à la dernière page de Loin de moi - Etude sur l'identité (Minuit 1999) ; sur les sources possibles et les différentes versions, voir ici !

dimanche 16 janvier 2011

Méli-mélo


La boite à outils refermée, voici un funambule pour poursuivre la conversation sur l'urbanisme, l'architecture et leurs alentours (c'est à dire nous, entre autres).


Pour les anglophones, pas mal de "french theory (reload)" dans Total Assault on Culture. Un bon échantillon, ici ... quand bien même ce serait à propos de Ray Brassier :

Here is my exegesis of Ray Brassier’s compelling conjectural reversal that moves from thinking Capital to the bold conclusion that Capital thinks. In his text ‘Nihil Unbound: Remarks on Subtractive Ontology and Thinking Capital’ he grapples with how it might be possible to think Capital by providing an objective determination-in-the-last-instance. Beyond the Marxist analysis of the dynamics of accumulation, Brassier draws on recent philosophical insights in continental thought, mathematics and informational theory that appear eminently useful supplementing our conceptualization of Capital as a dynamic that refuses totalization. In order to achieve this he examines the subtractive ontology of Alain Badiou — turning his attention to precisely that which Badiou’s axiomatic set-theory elides — reconciling it with the profound diagnosis of capitalism as auto-axiomatic by Deleuze and Guattari. He then supplements this with the innovative informational theory and epistemological sophistication of mathematician Gregory Chaitin — namely in his work on uncomputable reals — in turn making Capital’s unthinkability and uncomputability intelligible.

Bon, vous voilà prévenus !


La Énième Position parle de tout, de tout (en anglais), y compris de poésie ! Voir en particulier cet "entretien posthume" avec Daniil Kharms.


Soundcloud ?  Industrial music (and more) for industrial people (and others) ! Échantillon avec la page du tokyoïte Himuro Yoshiteru.

samedi 15 janvier 2011

Todtnauberg -- Paul Celan

 
Poème extrait de Lichtzwang, avec sa traduction anglaise par Pierre Joris :


TODTNAUBERG

Arnika, Augentrost, der
Trunk aus dem Brunnen mit dem
Sternwürfel drauf,

in der
Hütte,

die in das Buch
- wessen Namen nahms auf
vor dem meinen? -
die in dies Buch
geschriebene Zeile von
einer Hoffnung, heute,
auf eines Denkenden
kommendes
Wort
im Herzen,

Waldwasen, uneingeebnet,
Orchis und Orchis, einzeln,

Krudes, später, im Fahren
deutlich,

der uns fährt, der Mensch,
der's mit anhört,

die halb-
beschrittenen Knüppel-
pfade im Hochmoor,

Feuchtes,  
viel.





TODTNAUBERG

Arnica, eyebright, the
draft from the well with the
star-die on top,

in the
Hütte,

written in the book
- whose name did it record
before mine - ?
in this book
the line about
a hope, today,
for a thinker's
word
to come,
in the heart,

forest sward, unleveled,
orchis and orchis, singly,

crudeness, later, while driving,
clearly,

he who drives us, the man,
he who also hears it,

the half-
trod log-
trails on the highmoor,

humidity,
much.

 



Pierre Joris argumente ses choix de traducteur ici ; un régal. J'ai toujours un peu peur que ce lien disparaisse ...
De Pierre Joris, on peut aussi lire ce bel entretien. Son blog est ici.

Pour mémoire, la traduction de Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach (in Contrainte de Lumière, Belin 1989) :


TODTNAUBERG

Arnica, délice-des-yeux, la
gorgée à la fontaine avec le
dé en étoile dessus,

dans la
Hutte,

elle, dans le livre
- de qui a-t-il recueilli le nom
avant le mien ? -
elle, écrite dans ce livre,
la ligne d'un
espoir, aujourd'hui,
en un mot
d'un pensant
à venir
au cœur,

humus forestier, non aplani,
des orchis et des orchis, isolés,

des choses crues, plus tard, en route,
distinctement,

celui qui nous conduit, l'homme
qui les entend aussi,

à moitié
parcourus, les sentiers
de gourdins dans la haute fagne,

des choses humides,
beaucoup.
 

vendredi 14 janvier 2011

... et révision !


Rien de tel que de mettre deux pensées en parallèle pour s'assurer de façon éclatante qu'on n'a rien compris, ni à l'une, ni à l'autre ! Peu importe, allons-y, la honte au front ... ou pire encore (*) !

Ces deux extraits mettent l'accent sur le caractère "non intentionnel", "incorporé" (peut-être faudrait-il dire "incarné" dans le cas de Michel Henry) de la vision dans son régime le plus pur. Le pouvoir d'imagination appartient soit à la vie, soit participe du régime d'activité selon le Ciel : dans les deux cas, il y a quelque chose "derrière" la conscience qui la fonde et qui est néanmoins accessible. Que ce "quelque chose" prenne l'appellation de Vie ou de Tao n'apporte pas grand chose à la compréhension et Jean-François Billeter a bien raison de traduire Tao différemment selon les contextes ; cela lui évite cette sorte d'aura de mystère qui obscurcit tant d'autres traductions (le Tao ceci, le Tao cela). Michel Henry, malgré la répétition du terme vie (et du moins jusqu'au tournant "théologique" final de sa pensée), parvient à éviter cet écueil par le perpétuel effort d'élucidation auquel il se livre à chaque nouvelle manifestation de ce qu'il appelle la vie ; il se livre en quelque sorte à un effort analogue de traduction de sa propre pensée. De la même façon, on trouve affirmée le paradoxe que c'est dans le régime intentionnel que l'on s'éloigne le plus de la révélation.

Les différences sont néanmoins tout aussi tranchées : chez Michel Henry, le mouvement de la Vie vers l'individualisation est un mouvement ascensionnel dont la culture est le précieux sommet. Au contraire, chez Tchouang-Tseu, le mouvement qui mène de l'activité selon Ciel à celle selon l'Homme a clairement le caractère d'une chute. D'où la différence, l'asymétrie entre "incorporation" et "incarnation". 
Une autre différence vient de la restriction à l'Homme de l'incarnation de la Vie (c'est du moins ainsi que je comprends Michel Henry) : chez Tchouang-Tseu, le régime d'activité selon le Ciel s'étend à partout et n'est pas moins présent (sinon plus) chez le "faisan des marais" que chez Tseu-T'si. Ce qui n'empêche pas de remarquer aussi que ce n'est pas chez le faisan que se produit l'irruption de la subjectivité, le "surgissement créateur" (+).

En dépit du sévère avertissement ci-dessous (*), je ne peux m'empêcher de tenter de mettre en regard, d'une part, la question du corps, entendu comme "l'ensemble de nos facultés, de nos ressources et des forces, connues et inconnues, que nous avons à notre disposition ou qui nous déterminent"  (x), et de la subjectivité comme "surgissement créateur" (+) et, d'autre part, les développements de Paul Audi (Créer, Introduction à l'esth/éthique, Verdier 2010), particulièrement son développement à partir d'extraits de lettres de Van Gogh (p. 175 et suivantes du chapitre justement intitulé "Y mettre sa peau").




(*) "L'écriture ne sera jamais qu'un pis-aller, source d'approximations et de malentendus. C'est ce qui justifie la méfiance que Platon éprouvait à son encontre. On voit trop souvent ce qui arrive lorsque l'écrit cesse d'être développé et corrigé par l'usage de la parole. Chacun se coiffe de mots qu'il comprend à sa façon ou ne comprend pas du tout, et parade comme les pauvres hères de Jérôme Bosch, le chef couvert qui d'un entonnoir, qui d'une baratte à beurre." (JF Billeter, Tchouang-Tseu et la philosophie, Alia 2010)
A tout prendre, et si j'ai le choix, ce sera l'entonnoir !
(+) JF Billeter, Tchouang-Tseu et la philosophie, Allia 2010
(x)  JF Billeter, Etudes sur Tchouang-Tseu, Allia 2004

dimanche 9 janvier 2011

Vision ...


Deux textes à propos de ce que l'on entend par "vision" : le premier est extrait de La Barbarie de Michel Henry (PUF), le second de Etudes sur Tchouang-Tseu de Jean-François Billeter (Allia).






Or le savoir contenu dans la vision de l'objet ne s'épuise nullement dans le savoir de l'objet. Il implique le savoir de la vision elle-même, lequel n'est plus la conscience, la relation intentionnelle à l'objet, mais la vie. (La Barbarie, p. 27)


[Plus loin, prenant pour exemple la frayeur éprouvée lors d'un rêve, frayeur réelle, éprouvée au plus profond, alors que le monde du rêve est illusion, Michel Henry poursuit :]


Or ce qui est vrai de la frayeur, intacte dans son être propre, dans la chair de son affectivité, lors même que les représentations qui l'accompagnent dans le rêve du monde se révéleraient illusoires, ne l'est pas moins de la vision elle-même, pour peu qu'en celle-ci nous fassions abstraction de tout ce qu'elle voit et du voir lui-même en tant que pouvoir de se rapporter à ce qui est vu, en tant que faire voir. Car si ce faire voir était en réalité un dissimuler, un déformer et un induire en erreur, il n'en existerait pas moins en sa pure épreuve de soi, en tant que voir se sentant et s'éprouvant soi-même en chaque point de son être, en tant que vision vivante. Sentimus nos videre, dit Descartes (1). Ainsi y a-t-il un se-sentir-soi-même de la vision qui demeure, qui est "vrai" absolument, quand bien même le voir de cette vision et tout ce qu'il voit seraient faux.
Seulement on aperçoit bien à quelle condition : l'expérience subjective de la vision ne peut être absolument "vraie", quand la vision et ce qu'elle voit sont l'une et l'autre faux, que si le pouvoir de révélation qui révèle la vision elle-même est foncièrement différent du pouvoir de révélation en lequel la vision découvre ce qui est vu -- puisque le second pouvoir est douteux. Le pouvoir de révélation en lequel la vision se révèle à elle-même est le savoir de la vie, c'est-à-dire la vie. Le pouvoir de révélation en lequel la vision découvre son objet, ce qu'elle voit, est le savoir de la conscience, où se fonde à son tour la science, toute connaissance en général. Ces deux pouvoirs sont foncièrement différents en ceci que le second s'épuise dans la relation à l'objet et dans ce qui la fonde ultimement : le surgissement d'un premier écart, la mise à distance d'un horizon, un ek-stase. La phénoménalité qu'institue ce pouvoir est celle de l'extériorité transcendantale où s'enracine tout forme d'extériorité et d'objectivité, l'objectivité du monde de la science, notamment. Dans le pouvoir de révélation de la vie, au contraire, il n'y a plus ni écart ni différence, la vie est un s'éprouver soi-même sans distance, la phénoménalité en laquelle consiste cette épreuve est l'affectivité. (La Barbarie, p. 31-32)


(1) Lettre à Plempius  du 3 octobre 1637, in Descartes, Œuvres, edit Adam et Tannery, I, p. 413







La suspension de notre activité consciente intentionnelle fait de nous des spectateurs -- car ne voulant plus rien, ne courant plus après rien, que ferions-nous, sinon regarder, écouter, sentir ? Cependant, quand nous nous maintenons dans l'immobilité et le calme par l'effet de notre volonté seconde, plusieurs voies s'offrent. J'ai déjà décrit l'une d'elles : nous pouvons faire en sorte que le calme s'approfondisse et que se produise l'expérience du vide lumineux, de la connaissance pure. Toutefois, dans le calme, ilest presque inévitable que des visions apparaissent. Quand nous restons impassibles, elles s'en vont ou se dissipent (1). Mais nous pouvons aussi nous y intéresser, tout en restant des spectateurs dégagés ; nous pouvons les interroger silencieusement, observer leurs transformations -- qui ne manquent pas de se développer si nous prenons soin de n'intervenir en rien. Nous découvrons alors le pouvoir que possède le corps propre de produire des images. Nous découvrons l'imagination.
Nous pouvons approcher par de nombreux côtés cette puissance énigmatique que nous avons en nous. Examinons ici son rapport avec la vision. Repartons pour cela de la luminosité que nous découvrons dans le calme profond. Elle est une sorte de visibilité interne de notre activité propre. Elle résulte d'un pouvoir de manifestation qui lui est inhérent et qui se montre à nous de façon très variable, fortement ou faiblement. C'est lui qui donne à nos rêves leur visibilité particulière, leur luminescence évanescente et mobile.Nous sommes enclins à considérer la lumière du rêve comme un vestige ou un souvenir de la lumière diurne, mais le rapport est inverse, si l'on y réfléchit bien. Il ne suffit pas, pour voir, que nous ayons un appareil optique (yeux, nerfs, cerveau) sensible aux ondes lumineuses et capable d'organiser l'information qu'elles nous apportent. Il faut encore que ces phénomènes physiques rencontrent en nous une faculté de sentir et d'éprouver subjectivement. La vision oculaire ne serait rien pour nous si nous ne possédions en nous un pouvoir de manifestation premier. Sans lui, rien ne nous serait visible, ni en nous-mêmes, ni hors de nous. Il est toujours présent dans notre vision du monde extérieur, il anime du dedans notre sens de la vue et fait que ce qui est hors de nous est visible en nous (2). Tout le visible, de la luminosité pure du calme profond aux images les plus précises de la mémoire, de l'imagination, de l'hallucination, du rêve et de notre perception visuelle du monde extérieur, a une source commune et unique dans le pouvoir de manifestation inhérent à notre activité propre.
Cela renverse l'idée que nous avons communément de la vision. Nous pensons qu'elle est au premier chef la perception du monde extérieur par les organes de la vue et, secondairement, la faculté de se représenter quelque chose en esprit. Mais il faut concevoir la chose autrement : nous avons au premier chef en nous un pouvoir originaire de vision qui tantôt, laissé à lui-même, produit les images de l'imagination, de l'hallucination et du rêve, tantôt reçoit les données fournies par les organes de la vue et s'en empare pour produire en nous des images du monde extérieur, nous faisant ainsi voir le monde. Sinon, comment se ferait-il que nous puissions agir sur nos perceptions visuelles, comme le font notamment les peintres ?
Ces données premières permettent de comprendre qu'il y ait plusieurs régimes de la vision. Quand nous soumettons notre pouvoir de vision à la dictée e l'information provenant du dehors, les vues qui en résultent en nous sont plus suivies, plus cohérentes et plus denses que quand nous abandonnons ce pouvoir à lui-même. Cela tient à la constance, à la cohérence et à la densité de l'information qu'il reçoit de l'extérieur. Quand il agit pour son propre compte, dans le rêve ou dans le souvenir par exemple, il produit généralement des visions qui ont moins de suite et moins d'étoffe. Mais un changement peut se produire. Il arrive que notre pouvoir de vision s'élève spontanément à un niveau d'organisation supérieur et produise par lui-même une vision aussi cohérente et soutenue que quand il est "sous dictée". C'est à ce moment-là que nous parlons de "vision" , au sens fort de "chose vue par l'esprit". Parce que le corps propre est gorgé de mémoire,parce qu'à force d'agir "sous dictée", il a enregistré les structures du monde extérieur, de telles visions peuvent produire un puissant effet de réalité. Il arrive aussi que, par un phénomène d'auto-organisation encore plus poussé, le corps propre engendre des visions qui ne restituent plus seulement notre expérience, mais la condense ou la recompose de façon saisissante, et paraissent de ce fait plus vraies qu'elle. Ce sont les révélations où se manifeste le plus fortement le génie créateur de corps. C'est la voyance de Rimbaud : "J'assiste à l'éclosion de ma pensée, écrit-il à Paul Demeny : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vint d'un bond sur la scène" (3). (Etudes sur Tchouang-Tseu, p. 134-137)


(1) Sur ce point aussi, voir les observations d'Henri Michaux dans Survenue de la contemplation.
(2) C'est ce qu'a aperçu M. Merleau-Ponty. J.-B. Pontalis écrit dans L'Attrait de rêve, un essai publié dans La Force d'attraction (1990) : "C'est ainsi que je comprends ce qu'avançait Merleau-Ponty, celui du Visible et l'invisible, à savoir que le modèle, que l'originaire de la perception éveillée était à chercher dans la perception onirique. Paradoxe : c'est quand nous avons les yeux fermés que nous sommes le plus voyants!" (p. 39).
(3) Lettre du 15 mai 1871, dite "lettre du voyant".

vendredi 7 janvier 2011

En guise de manifeste littéraire -- Aimé Césaire (1913-2008)


En guise de manifeste littéraire
à André Breton


Inutile de durcir sur notre passage, plus butyreuses que des lunes, vos faces de tréponème pâle

Inutile d’apitoyer pour nous l’indécence de vos sourires de kystes suppurants

Flics et flicaillons
Verbalisez la grande trahison loufoque, le grand défi mabraque et l’impulsion satanique et l’insolente dérive nostalgique de lunes rousses, de feux verts, de fièvres jaunes ...

Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace.

Comptons :
La folie qui se souvient
La folie qui hurle
La folie qui voit,
La folie qui se déchaîne

Assez de ce goût de cadavre fade !

Ni naufrageurs. Ni nettoyeurs de tranchée. Ni hyènes. Ni chacals. Et vous savez le reste :

Que 2 et 2 font 5
Que la forêt miaule
Que l’arbre tire les marrons du feu
Que le ciel se lisse la barbe
Et cetera, et cetera ...

Qui et quels nous sommes ? Admirable question !
Haïsseurs. Bâtisseurs. Traîtres. Hougans. Hougans surtout. Car nous voulons tous les démons
Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui
Ceux du carcan ceux de la houe
Ceux de l’interdiction, de la prohibition, du marronnage

et nous n’avons garde d’oublier ceux du négrier ...
Donc nous chantons.

Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans les prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves.

Qu’y puis-je ?

Il faut bien commencer.

Commencer quoi ?

La seule chose du monde qu’il vaille la peine de commencer.

La Fin du monde, parbleu !

Tourte
ô tourte de l’effroyable automne
où poussent l’acier neuf et le béton vivace
Tourte ô tourte
où l’air se rouille en grandes plaques d’allégresse mauvaise
où l’eau sanieuse balafre les grandes joues solaires

je vous hais.

Le moulin lent broie la canne
le boeuf trop lent n’avale pas le moulin
Est-ce suffisamment absurde ?

Les pieds nus se plantent dans l’asphalte
l’asphalte trop doux n’allume pas en pinède
la forêt des pieds nus.

En vérité, c’est à n’y rien comprendre.

On voit encore des madras aux reins des femmes, des anneaux à leurs oreilles, des sourires à leur bouche, des enfants à leur mamelle, et j’en passe :
ASSEZ DE CE SCANDALE !

Alors voilà les cavaliers de l’Apocalypse.

Alors voilà sans pompe les entrepreneurs de pompes funèbres

sans jugement, les hommes du jugement dernier.

En vain dans la tiédeur de votre gorge mûrissez-vous vingt fois la même pauvre consolation, que nous sommes des marmonneurs de mots.

En vain : quand passe dans le ciel floche
la fulgurante sentence poétique,
ô niais
votre fébrile sidération et vos occlusions d’yeux, et vos paralysies
et vos contractures
et vos pouls en galop
vous ont lumineusement démentis !

Des mots ! quand nous manions des quartiers de ce monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots ! ah oui, des mots, mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz de marée et des érésipèles et des paludismes, et des laves, et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes ...

Sachez-le bien :

je ne joue jamais si ce n’est à l’an mil

je ne joue jamais si ce n’est à la Grande Peur

Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous.

Parfois on me voit d’un grand geste du cerveau, happer un nuage trop rouge, ou une caresse de pluie, ou un prélude du vent,

ne vous tranquillisez pas outre mesure :

Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même,
Je force les grandes eaux qui me ceinturent de sang
C’est moi, rien que moi qui arrête ma place sur le dernier train de la dernière vague du dernier raz de marée,

C’est moi, rien que moi

qui prends langue avec la dernière angoisse

C’est moi, oh ! rien que moi

qui m’assure au chalumeau

les premières gouttes de lait virginal !

Vous avez parfois rencontré sous la lune, efflanqué, un grand aboi de chien maraudeur.
Il n’y a pas eu d’avertissement des ions de la lumière cendrée, mais simplement un grand flairement, et un grand feulement s’est durci dans l’épaisseur de l’air. Et vous avez été soudainement pris dans un liquide filet de redditions sommaires, de montées de fusées non éclairantes, le feux de peloton, d’écoulements de styrax ... Et vous avez tremblé innénarrablement.

Donc notre enfer vous prendra au collet.
Notre enfer fera ployer vos maigres ossatures.
Vos grâces de tétras lyrure n’exorciseront rien.

Il suffit. Je ne vous aurai point oubliés.

Je suis un cadavre, yeux clos, qui tape du morse frénétique sur le toit mince de la Mort

Je suis un cadavre qui exubère de la rive dormante de ses membres un cri d’acier non confondu.

Vous
ô vous qui vous bouchez les oreilles
c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires,

pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les enfants de la peur,

l’oblique chemin des fuites et des monstres.




Ce poème est une variation, parue en 1942 dans Tropiques, sur une partie du Cahier d'un retour au pays natal. La première version du Cahier était parue en 1939 dans Volontés et la version finale paraîtra en 1947.

Finalement, je n'avais jamais lu le Cahier d'un retour au pays natal ; je veux dire, jamais vraiment lu, lentement, comme à voix haute, et sans pause, d'un bout à l'autre. Je l'avais lu par bouts, je l'avais mal "rabouté" ; j'en avais retenu des flamboyances de langue, je n'en avais pas vu la puissante architecture qui en fait un authentique manifeste politique. La charge politique de ce texte m'était restée non pas cachée, la force de l'expression ne le permet pas, mais amoindrie du moins. Expérience à faire ; cela ne prend qu'une matinée et vous leste pour toujours !

(chez Présence africaine, qui est aussi une librairie, 25 rue des Écoles à Paris)


jeudi 6 janvier 2011

"Savoir en quoi consiste l'action du Ciel et savoir en même temps en quoi consiste l'action humaine : il n'y a rien au-dessus de cela." -- Tchouang-Tseu


Parmi les analyses de Jean-François Billeter qui ont complètement renouvelé la lecture de Tchouang-Tseu figurent celles relatives à la nouvelle forme de subjectivité que cette lecture suggère, débarrassée du dualisme corps/esprit et qui ne fait plus de l'intentionnalité la clé de voûte de l'édifice (voir en particulier l'annexe consacrée à l'hypnose dans ses Études sur Tchouang-Tseu, chez Allia).

Curieusement, Jean-François Billeter n'accorde pas beaucoup d'intérêt à ce qu'il nomme "la prose des phénoménologues", encore qu'il accorde au Descartes des Méditations d'être passé bien près de la même expérience et d'en avoir fidèlement rendu compte. Il est vrai que le style pachydermique de la phénoménologie supporte mal la comparaison avec le Tchouang-Tseu que ses traductions révèlent. Peut-être aussi les soupçonne-t-il de chercher plus une théorie de l'Être qu'une théorie du sujet.

Cette remise en cause du primat de l'intentionnalité (le régime d'activité de l'humain, qui ne produit rien de décisif, par opposition au régime d'activité du Ciel, instantanément efficace et qui ne repose pas sur l'intentionnalité mais trouve son origine dans l'activité non intentionnelle du corps) me remet en mémoire les expériences (datant des années 1960) de Benjamin Libet dont l'interprétation la plus "simple", au sens du rasoir d'Occam, est que les mouvements volontaires ne peuvent pas être produits intentionnellement. 

Évidemment, cette interprétation ne satisfait pas les tenants d'une conception traditionnelle du sujet et cette expérimentation a donné lieu à force théories alternatives dont certaines ne sont pas loin de faire tourner des guéridons.

Ces expériences laissent à la conscience la possibilité d'empêcher un acte ; elle lui rendent un rôle assez différent de celui qu'on lui reconnaît habituellement, celui d'enregistrer "ce qui marche et ce qui ne marche pas et dans quelles circonstances" et de piloter (sur des échelles de temps longs) de façon à se placer dans des situations qui assurent le succès et à éviter les situations qui provoquent les échecs. Où l'on retrouve le régime d'activité de l'humain.

Ces expériences ont également été commentées par Paul Jorion dans cet article.

On peut aussi lire l'article de Soon et al, "Unconscious determinants of free decisions in the human brain".

mercredi 5 janvier 2011

Absens -- Marlena Braester


 


Un seul poème comme un alphabet poétique en 24 stations qui se replie douloureusement sur lui-même.
Disponible aux éditions Caractères ou ici (en ayant la patience de le recomposer lettre après lettre).



A (Seul le blanc résiste au noir)
 
Et pourtant il disait quelque chose.
Il parlait. On se parlait. Ses mots étaient de plus
en plus rares.
Il parle. La nuit tombe d'un mot à l'autre, de
syllabe en syllabe.
Il voit les objets. les couleurs disparaître,
s'écouler dans leurs ombres. Il les regarde
s'effacer, il les regarde de plus en plus
intensément.
Seul le blanc résiste au noir.
Qui s'amasse.
Jusqu'où


(...)

X (Et le blanc qui ne se laisse pas engloutir)
 
Je regarde les objets et leurs couleurs s'effacer.
Pendant longtemps, les nuits ont fait ce travail,
travail sur sa présence se retirant de tous les
objets.
Les objets le quittent, il quitte les objets. La
lumière quitte les couleurs, chaque nuit. Les yeux
brûlent l'image du mur. Le mur devient flamme.
Les ombres rongent dans les coins de la chambre.
Et le blanc qui ne se laisse pas engloutir résiste
encore au noir.
Qui s'amasse.
Jusqu'où

Z (Fin)

- Je n'ai rien dit

dimanche 2 janvier 2011

Animaux des miroirs -- Jorge Luis Borges


Dans quelque volume des Lettres édifiantes et curieuses qui parurent à Paris pendant le première moitié du XVIIIe siècle, le P. Zallinger, de la Compagnie de Jésus, commença un examen des illusions et erreurs des gens de Canton ; dans un recensement préliminaire il nota que le Poisson était un être fugace et resplendissant que personne n'avait touché, mais que beaucoup prétendaient avoir vu au fond des miroirs. Le P. Zallinger mourut en 1736 et le travail commencé sous sa plume resta inachevé ; cent cinquante ans plus tard, Herbert Allen Giles reprit la tâche interrompue.
D'après Giles, la croyance au Poisson fait partie d'un mythe plus ample, qui se réfère à l'époque légendaire de l'Empereur Jaune.
En ce temps-là, le monde des miroirs et le monde des hommes n'étaient pas, comme maintenant, isolés l'un de l'autre. Iles étaient, en outre, très différents ; ni les êtres ni les couleurs ni les formes ne coïncidaient. Les deux royaumes, celui des miroirs et l'humain, vivaient en paix ; on entrait et on sortait des miroirs. Une nuit, les gens du miroir envahirent la terre. Leur force était grande, mais après de sanglantes batailles, les arts magiques de l'Empereur Jaune prévalurent. Celui-ci repoussa les envahisseurs, les emprisonna dans les miroirs et leur imposa la tâche de répéter, comme en une espèce de rêve, tous les actes des hommes. Il les priva de leur force et de leur figure et les réduisit à de simples reflets serviles. Un jour, pourtant, ils secoueront cette léthargie magique.
Le premier qui se réveillera sera le Poisson. Au fond du miroir nous percevrons une ligne très ténue et la couleur de cette ligne sera une couleur qui ne ressemblera à aucune autre. Après, les autres formes commenceront à se réveiller. Elles différeront peu à peu de nous, nous imiterons de moins en moins. Elles briseront les barrières de verre ou de métal et cette fois elles ne seront pas vaincues. Avec les créatures des miroirs combattront les créatures de l'eau.
Dans le Yunnan on ne parle pas du Poisson mais du Tigre du Miroir. D'autres pensent qu'avant l'invasion nous entendrons au fond des miroirs une rumeur d'armes.


in Le livre des êtres imaginaires, Jorge Luis Borges en collaboration avec Margarita Guerrero (Imaginaire/Gallimard, traduit par Françoise Rosset, Gonzalo Estrada et Yves Péneau)


L'insurrection qui vient viendra-t-elle de l'autre côté des miroirs ?

Pour mémoire, la tradition veut que l'Empereur Jaune soit l'inventeur de la monnaie. Quelle part de nous-mêmes a-t-il enfermée dans les miroirs et réduite à singer l'univers économique qu'il régit ? L'énigme n'est pas trop difficile, surtout que le mythe fournit un indice supplémentaire : Avec les créatures des miroirs combattront les créatures de l'eau.

C'est peut-être trop solliciter le mythe que d'en faire cette lecture mais, quoiqu'il en soit, n'oubliez plus d'écouter attentivement les miroirs.

Un croisement -- Franz Kafka


J'ai un animal curieux, moitié chaton, moitié agneau. C'est un héritage de mon père. En ma possession, il s'est entièrement développé ; avant il était plus agneau que chat. Maintenant il est moitié-moitié. Du chat il a la tête et les griffes, de l'agneau la taille et la forme ; de tous les deux les yeux, qui sont sauvages et pétillants, la peau suave et ajustée au corps, les mouvements ensemble sautillants et furtifs. Couché au soleil, dans le creux de la fenêtre, il se pelotonne et ronronne ; à la campagne il court comme un fou et personne ne peut l'atteindre. Il fuit les chats et il veut attaquer les agneaux. Durant les nuits de lune sa promenade favorite est la gouttière du toit. Il ne sait pas miauler et il déteste les souris. Il reste des heures et des heures à l'affût devant un poulailler, mais il n'a jamais commis d'assassinat.
Je le nourris avec du lait ; c'est ce qui lui réussit le mieux. Il boit le lait à grandes gorgées entre ses dents d'animal de proie. Naturellement, c'est un vrai spectacle pour les enfants. L'heure de la visite est le dimanche matin. Je m'assieds avec l'animal sur mes genoux et tous les enfants du voisinage m'entourent.
On pose alors les questions les plus extraordinaires, auxquelles personne ne peut répondre : Pourquoi il n'y a qu'un seul animal de cette sorte, pourquoi c'est moi son maître et non pas un autre, s'il y a eu avant un animal semblable et qu'arrivera-t-il après sa mort, s'il ne se sent pas seul, pourquoi il n'a pas d'enfants, comment il s'appelle, etc. Je ne prends pas la peine de répondre : je me limite à montrer ce que je possède, sans autre explication. Quelquefois les enfants amènent des chats ; une fois ils ont été jusqu'à amener deux agneaux. Contre leurs espérances il n'y a pas eu de scènes de reconnaissance. Les animaux se regardèrent avec douceur de leur yeux d'animaux, et ils s'acceptèrent mutuellement comme un fait divin. Sur mes genoux l'animal ignore la crainte et l'instinct de poursuite. Blotti contre moi c'est ainsi qu'il se sent le mieux. Il s'attache à la famille qui l'a élevé. Cette fidélité n'est pas extraordinaire : c'est l'instinct naturel d'un animal qui, ayant sur la terre d'innombrables liens politiques, n'en a pas un seul consanguin, et pour qui l'appui qu'il a trouvé chez nous est sacré.
Quelquefois je dois rire quand il renifle autour de moi, quand il s'emmêle dans mes jambes et ne veut pas s'éloigner de moi. Comme s'il n'avait pas assez d'être chat et agneau, il veut être chien. Une fois -- cela arrive à tout le monde -- je ne voyais pas le moyen de sortir de difficultés économiques, j'en étais sur le point d'en finir avec tout. Cette idée en tête, je me balançais dans le fauteuil de ma chambre, l'animal sur mes genoux ; j'ai pensé à baisser les yeux et j'ai vu des larmes qui gouttaient dans ses grandes moustaches. Étaient-ce les siennes ou les miennes ? Ce chat à l'âme d'agneau a-t-il l'orgueil d'un homme ? Je n'ai pas hérité gros de mon père, mais ce legs vaut la peine qu'on en prenne soin.
Il a l'inquiétude des deux, celle du chat et celle de l'agneau, bien qu'elles soient très différentes. C'est pourquoi il est mal à l'aise dans sa peau. Quelquefois il saute vers le fauteuil, il appuie ses pattes de devant contre mon épaule et il approche son museau de mon oreille. C'est comme s'il me parlait, et, en fait, il tourne la tête et me regarde avec déférence pour observer l'effet de sa communication. Pour lui faire plaisir je fais comme si je l'avais compris et je bouge la tête. Alors il saute à terre et bondit autour de moi.
Peut-être que le couteau du boucher serait une rédemption pour cet animal, mais il représente mon héritage et je dois la lui refuser. C'est pour cela qu'il faudra attendre jusqu'à mon dernier soupir, bien qu'il me regarde parfois avec des yeux humains, raisonnables, qui m'inciteraient à l'acte raisonnable.






Cet étonnant auto-portrait, cité par Jorge Luis Borges dans Le livre des êtres imaginaires (en collaboration avec Margarita Guerrero ; Imaginaire/Gallimard, traduit par Françoise Rosset, Gonzalo Estrada et Yves Péneau) fait partie des textes conservés par Max Brod ; on pourra le trouver également dans Récits posthumes et fragments chez Babel, traduit par Catherine Billmann.

Dans le même livre, Borges donne aussi de Kafka la courte nouvelle Le souci du père de famille (Die Sorge des Hausvaters ; disponible en français dans A la colonie pénitentiaire chez Babel) qui présente la bizarre créature Odradek, attachante petite étoile un peu infirme, clopinant sur  un bâton en guide de béquille, couverte de fils de toutes les couleurs :

"Je me demande en vain ce qu'il adviendra de lui. Est-il mortel ? Tout ce qui meurt a eu auparavant sa raison d'être, une soret d'activité à laquelle se frotter ; ce n'est pas le cas pour Odradek. Lui arrivera-t-il un jour de débouliner l'escalier de haut en bas sous les pieds de mes enfants et de leurs enfants en traînant derrière lui des filochures de fil à coudre ?
Certes, il ne fait de mal à personne ; mais je souffre presque à l'idée qu'il me survivra"


samedi 1 janvier 2011

Introduction à la guerre civile -- Tiqqun


39  Le processus qui, à l’échelle molaire, prend l’aspect de l’État moderne, à l’échelle moléculaire se nomme sujet économique.

GLOSE a: Nous nous sommes amplement interrogés sur l’essence de l’économie, et plus spécifiquement sur son caractère de « magie noire ». L’économie ne se comprend pas comme régime de l’échange, et donc du rapport entre formes-de-vie, hors d’une saisie éthique : celle de la production d’un certain type de formes-de-vie. L’économie apparaît bien avant les institutions par quoi on en signale couramment l’émergence - le marché, la monnaie, le prêt avec usure, la division du travail - et elle apparaît comme possession, comme possession, précisément, par une économie psychique. C’est en ce sens qu’il y va d’une véritable magie noire, et c’est à ce seul niveau que l’économie est réelle, concrète. Aussi est-ce là que sa connexion avec l’État est empiriquement constatable. La croissance par poussées de l’État est ce qui, progressivement, aura créé l’économie dans l’homme, aura créé l’« Homme», en tant que créature économique. À chaque perfectionnement de l’État se perfectionne l’économie en chacun de ses sujets, et inversement.
Il serait facile de montrer comment, au cours du XVIIe siècle, l’État moderne naissant a imposé l’économie monétaire et tout ce qui s’y rattache pour pouvoir prélever dessus de quoi nourrir l’essor de ses appareils et ses incessantes campagnes militaires. D’ailleurs, cela a déjà été fait. Mais un tel point de vue ne saisit qu’en surface le nœud qui lie l’État et l’économie.
Entre autres choses, l’État moderne désigne un processus de monopolisation croissante de la violence légitime, un processus, donc, de déligitimation de toute violence autre que la sienne. L’État moderne aura servi le mouvement général d’une pacification qui ne se maintient, depuis la fin du Moyen Âge, que par son accentuation continue. Ce n’est pas seulement qu’au cours de cette évolution il entrave de façon toujours plus drastique le libre jeu des formes-de-vie, c’est qu’il travaille assidûment à elles-mêmes les briser, à les déchirer, à en extraire de la vie nue, extraction qui est le mouvement même de la « civilisation ». Chaque corps, pour devenir sujet politique au sein de l’État moderne, doit passer à l’usinage qui le fera tel : il doit commencer par laisser de côté ses passions, imprésentables, ses goûts, dérisoires, ses penchants, contingents, et il doit se doter en lieu et place de cela d’intérêts, eux certes plus présentables, et même représentables. Ainsi donc, chaque corps pour devenir sujet politique doit-il procéder à son autocastration en sujet économique. Idéalement, le sujet politique se sera alors réduit à une pure voix.
La fonction essentielle de la représentation qu’une société donne d’elle-même est d’influer sur la façon dont chaque corps se représente à lui-même, et par là sur la structure psychique. L’État moderne, c’est donc d’abord la constitution de chaque corps en État moléculaire, doté, en guise d’intégrité territoriale, d’une intégrité corporelle, profilé en entité close dans un Moi opposé au « monde extérieur » autant qu’à la société tumultueuse de ses penchants, qu’il s’agit de contenir, et enfin requis de se rapporter à ses semblables en bon sujet de droit, à traiter avec les autres corps d’après les clauses universelles d’une sorte de droit international privé des mœurs « civilisées ». Ainsi, plus les sociétés se constituent en États, plus leurs sujets s’incorporent l’économie. Ils s’auto- et s’entre-surveillent, ils contrôlent leurs émotions, leurs mouvements, leurs penchants, et croient pouvoir exiger des autres la même retenue. Ils veillent à ne jamais s’abandonner là où cela pourrait leur être fatal, et se ménagent un petit coin d’opacité où ils auront tout loisir de « se lâcher ». À l’abri, retranchés à l’intérieur de leurs frontières, ils calculent, ils prévoient, ils se font l’intermédiaire entre le passé et l’avenir, et nouent leur sort à l’enchaînement probable de l’un et de l’autre. C’est cela : ils s’enchaînent, eux-mêmes et les uns aux autres, contre tout débordement. Feinte maîtrise de soi, contention, autorégulation des passions, extraction d’une sphère de la honte et de la peur - la vie nue -, conjuration de toute forme-de-vie, a fortiori de tout jeu élaboré entre elles.
Ainsi la menace morne et dense de l’État moderne produit-elle primitivement, existentiellement, l’économie, au long d’un processus que l’on peut faire remonter au XIIe siècle, à la constitution des premières cours territoriales. Comme l’a fort bien noté Elias, la curialisation des guerriers offre l’exemple archétypique de cette incorporation de l’économie dont les jalons vont du code de comportement courtois du XIIe siècle jusqu’à l’étiquette de la cour de Versailles, première réalisation d’envergure d’une société parfaitement spectaculaire où tous les rapports sont médiés par des images, et ce en passant par les manuels de civilité, de prudence et de savoir-vivre. La violence, et bientôt toutes les formes d’abandon qui fondaient l’existence du chevalier médiéval, se trouvent lentement domestiquées, c’est-à-dire isolées comme telles, déritualisées, exclues de toute logique, et finalement réduites par la raillerie,le « ridicule », la honte d’avoir peur et la peur d’avoir honte. C’est par la diffusion de cette autocontrainte, de cette terreur de l’abandon que l’État est parvenu à créer le sujet économique, à contenir chacun dans son Moi, c’est-à-dire dans son corps, à prélever sur chaque forme-de-vie de la vie nue.

GLOSE b : «En un certain sens, le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme. C’est là qu’il doit se colleter avec une partie des tensions et passions qui s’extériorisaient naguère dans les corps-à-corps où les hommes s’affrontaient directement. [...] Les pulsions, les émotions passionnées qui ne se manifestent plus dans la lutte entre les hommes, se dressent souvent à l’intérieur de l’individu contre la partie "surveillée" de son Moi. Cette lutte à moitié automatique de l’homme avec lui-même ne connaît pas toujours une issue heureuse » (Norbert Elias, La dynamique de l’Occident).
Ainsi qu’il en a témoigné tout au long des « Temps modernes», l’individu produit par ce processus d’incorporation de l’économie porte en lui une fêlure. C’est par cette fêlure que suinte sa vie nue. Ses gestes eux-mêmes sont lézardés, brisés de l’intérieur. Nul abandon, nulle assomption ne peuvent survenir, là où se déchaîne le processus étatique de pacification, la guerre d’anéantissement dirigée contre la guerre civile. À la place des formes-de-vie on trouve ici, de manière presque parodique, des subjectivités, une surproduction ramifiée, une arbo-rescente prolifération de subjectivités. En ce point converge le double malheur de l’économie et de l’État : la guerre civile s’est réfugiée en chacun, l’État moderne a mis chacun en guerre contre lui-même. C’est de là que nous partons.




(disponible à La Fabrique dans Contributions à la guerre en cours)