jeudi 16 septembre 2010

L'éclipse du savoir -- Lindsay Waters


Voici un livre aussi roboratif qu'irritant ! On ne peut qu'attendre beaucoup d'un livre qui dès ses premières pages dresse un parallèle entre la comptabilité "créative" de Enron et les pyramides d'ouvrages universitaires vides de contenu qui viennent s'échouer sur les rayonnages des bibliothèques qui en commandent encore, en attente d'un lecteur hypothétique.

L'ouvrage (paru en 2004, sous le titre Ennemies of Promise - Publishing, perishing and the Eclipse of Scholarship) traite uniquement du système universitaire américain et se compose de deux parties qui ressemblent diablement aux proverbiales "mâchoires du même piège à cons" :
  • la première, "La barbarie est à nos portes", se concentre sur l'irruption du délire gestionnaire dans l'université (faisant remonter son origine aux torrents de financement issus de l'armée durant la seconde guerre mondiale : comment satisfaire les exigences de la bureaucratie militaire sans créer à son tour une bureaucratie universitaire ?) et de la démission des universitaires dans le processus si particulier des titularisations ("tenure"), se déchargeant de la tâche de juger les travaux d'un collègue au "profit" d'une évaluation quantitative, anonyme et prétendument objective (combien de livres ? combien de papiers ?) ;
  • la seconde, "Du cynisme à l'iconoclasme", dont est extrait ce qui suit, plonge plus profondément dans les modifications que ce système gestionnaire a fait subir au chercheurs eux-mêmes dans leur rapport à leur travail.
La charge est sévère et aurait gagné à rester sur la trajectoire qu'elle se donnait d'emblée, "relier les points" de la comptabilité "gonflée" à l'idéologie gestionnaire aujourd'hui dominante à l'université. Au lieu de cela, le plaidoyer verse parfois dans les lamentations sur la tour d'ivoire déchue sans plus chercher à connecter le combat à l'intérieur de l'institution avec ceux qui ont lieu à l'extérieur. On pourrait aussi discuter le parti-pris un rien condescendant de restreindre le plaidoyer aux seules humanités, un peu comme si les autres disciplines pouvaient sans problème se soumettre à l'idéologie gestionnaire !

En dépit de ces défauts parfois très irritants, le livre ne pourra qu'intéresser tous ceux qui regardent avec incrédulité les listes de publications de leurs collègues s'allonger exponentiellement d'année en année, non sans prendre soin d'en rajouter quelques-unes, évidemment indispensables !, à la leur ... Les particularités de la "tenure track" américaine ne sont qu'un élément de folklore dans un mécanisme général que tous pourront reconnaître.

A lire en complément de La Barbarie de Michel Henry (PUF), livre beaucoup plus ambitieux, en particulier l'avant-dernier chapitre, "La destruction de l'Université". Dans ce livre-là, l'assimilation exacte de l'Université aux Humanités est au moins longuement argumentée en amont.
Pour un constat assez proche mais partant de prémices indépendantes de la mise en cause de la technique et débouchant sur des propositions sensiblement différentes, voir aussi l'intervention "L'Université de masse : Université "Reader's Digest" ou Université Charismatique ?" de Gilles Châtelet (Les animaux malades du consensus, éditions Lignes).









Pour ce qui est des justes récriminations contre mon usage immodéré de la photocopieuse, voir ici, merci.



(traduction française de Jean-Jacques Courtine aux éditions Allia, 2008)