mercredi 8 septembre 2010

Les animaux malades du consensus -- Gilles Châtelet (édition établie par Catherine Paoletti)



Personne n'attendait le troisième tome des œuvres de Gilles Châtelet, après Les Enjeux du mobile (qu'il serait de bon goût de rééditer) et Vivre et penser comme des porcs. Nous savons tous qu'il faudra faire sans.



Pélicans englués mais certainement "libres dans leur tête"
(source)


Les animaux malades du consensus
regroupe des textes parus de 1978 à 1999, donc en amont et surtout en parallèle des deux livres suscités. Esquisses ou gammes, chacun pourra juger ; une moitié du recueil est largement subsumée par Vivre et penser comme des porcs mais présente un intérêt pour tous ceux qui sont curieux de voir une pensée trouver, article après article , de répétition en variation, son exacte expression, celle qui force l'intuition qu'en effet, en-dessous des grossières et si bénignes platitudes de nos épiciers en chef auxquelles notre être-thermostat ne sait qu'acquiescer béatement, quelque chose d'infiniment plus grave se profile.

Un exemple parmi mille autres de ces expressions qui marquent (pour moi du moins) des degrés irréversibles :
Les théories de la Démocratie Formelle sont implacables : en additionnant tous les caprices de la Foire à la Différence, on recompose toujours malgré soi la silhouette grassouillette de Joseph Prudhomme.

Surprenant aussi (ou plutôt, finalement, rassurant) de voir les premiers articles sur le chaos ne pas présenter déjà l'argumentation cinglante de Vivre et penser comme des porcs qui culmine avec ce rappel que le chaos, pour être riche de toutes les possibilités, n'en produit spontanément aucune (exit la créativité du bordel ambiant et autres foutaises ...), que l'ordre qui jaillit du chaos en jaillit suite à une rupture de symétrie imposée de l'extérieur, que cet ordre dépend évidemment de quelle symétrie est brisée, bref que la question est de savoir qui met le chaos sous tension et pourquoi et qu'il n'y a pas lieu de s'esbaudir que quelque chose sorte de rien.

L'autre moitié du volume est beaucoup plus indépendante des Enjeux du mobile ou de Vivre et penser comme des porcs. On y trouve en particulier des réflexions autour du couple otium/negotium inspirées par Le Salaire de l'Idéal de Jean-Claude Milner et un compte-rendu de sa relecture, d'un enthousiasme communicatif, de Herbert Marcuse (voir ici).

C'est aussi l'occasion, à travers l'article que Gilles Châtelet y signa à propos de la (première) guerre du Golfe, de se rappeler de ce que fut L'Autre Journal et du souffle de liberté que ce mensuel devenu hebdomadaire fit passer au tournant des années 90. Que ce souffle se soit éteint par retrait de l'actionnaire principal (le GAN) pour cause d'opposition à cette (première) guerre du Golfe est symptomatique de l'état de la presse en France et révélateur, a contrario, de l'épaisseur de la laisse qui maintient à la niche nos chiens de garde auto-proclamés ... A ce propos, vois aussi ici ; n'hésitez pas à explorer le site en entier !





Et puis, comme toujours, au détour d'un paragraphe, on découvre brutalement quelques lignes qui remettent d'un coup les choses "d'équerre" ; ainsi, pour ceux qui comme moi avaient tendance à voir Leibniz comme un penseur du statique, de l'équilibre de Pareto aux dimensions de l'Univers :

Les penseurs de la Société Libérale Avancée (Crozier, Attali, et d'autres ...) aiment faire un appel du pied à Leibniz et aux Rhizomes de Deleuze. Le libéralisme actuel est confiscation de ces idées. La communication des monades chez Leibniz ne vise pas à atteindre un équilibre. Les monades portent en elles le principe de leurs changements : c'est l'appétition. Leur cohésion est fondée par l'harmonie, état de plus grand éveil, et stimulée par une communication qui permet l'obtention d'une différentiation plus élevée qui n'a rien à voir avec le vampirisme réciproque de formes exsangues qui s'agitent et se connectent pour simplement étendre le champ d'opérations de la Grande Congruence. Quant à l'auteur de L'Anti-Œdipe, il rêve d'une prolifération de la différence, d'un monde grouillant de devenir et d'affects.



(aux éditions Lignes)