jeudi 23 septembre 2010

La part de l'ombre -- Jean Tardieu (1903-1995)

 
Il y a une autre manière, loin du burlesque, de Jean Tardieu ; grave, parfois sombre, toujours incisive.


Ainsi, ceci, qui pourrait servir d'introduction à la phénoménologie de Michel Henry :


Quand le bourdonnement regagnera la guêpe

Voici comment sont nés les fantômes qui nous torturent encore :
Nous avons séparé le bruit du mouvement qui le fait naître, nous avons séparé la couleur de son support naturel et de l'objet la forme qui le contient.
Partout, on a vu flotter ces figures vides, ces reflets évadés, ces contours sans corps.
Mais le temps approche où, comme des enfants revenus honteux à la maison, tous les bruits, tous les sons, toutes les couleurs, tous les parfums regagneront leur place.

Cette "âme" qui fut le lieu de leur séparation deviendra inutile et vacante quand les sabots des vrais chevaux la piétineront, quand le bourdonnement regagnera la guêpe, quand naîtra en nous quelque chose d'autre : un accord, une entente, un acte perpétuel.




Terre érotique
André Masson
(Beaubourg)



Ou encore ceci, qui me fait tant penser à la figure tragique de l'Ange de l'Histoire (ici, également) de Benjamin :


Le futur antérieur

Très jeune, je me suis installé dans mon passé. Non dans un passé réel que je ne pouvais encore posséder, mais dans la vision anticipée de mon destin, comme si ma vie s'était déjà déroulée jusqu'au bout, comme si je la contemplais du haut de ma mort, dans la mélancolie du souvenir.
Peu à peu le vrai passé recouvre cette sorte d'image antérieure, à la façon d'une ombre de nuage épousant les contours et les volumes d'une montagne. Le passé prévu et le passé vécu se rejoignent lentement : la zone encore claire, pressentie, reconnue, acceptée, diminue chaque jour. Elle n'est qu'une illusion de liberté et de découverte.
Ainsi quand viendra la mort, elle ne trouvera personne : il y a longtemps, très longtemps, que j'ai cessé de vivre et que je me contemple avec une infinie tristesse, dans la paix des temps accomplis. 




Angelus Novus
Paul Klee (1920)
Israel Museum, Jérusalem



La part de l''ombre - Proses 1937-1967 (Poésie/Gallimard) fait partie de ces livres qu'on souhaiterait citer en entier ... La proximité avec Henri Michaux y est évidente.


Abolir le visage


Les mots, comme les sons, les formes et les couleurs, s'élèvent dans l'espace pour le peupler de figures d'où le visage de l'homme soit absent.
Celui qui croit parler de lui-même, aussitôt posé dans les choses, s'efface. La plainte et le cri, par noblesse, par pudeur, s'échappent de la circonstance qui les enfante. Tout s'efforce vers l'inanimé.
C'est ainsi que l'on essaie de tromper la douleur.