lundi 13 septembre 2010

Quelques remarques à propos du kitsch -- Hermann Broch (1886-1951)



Skull
Damien Hirst
(source)



Comme je l'ai dit au début, je sais que toutes ces choses ne sont que de simples suggestions. Il me faudrait encore parler de l'opéra et de l'étalage de kitsch dans l'opéra, en tant qu'art représentatif du XIXème siècle, et il me faudrait montrer comment le roman a tenté héroïquement de s'opposer de toutes ses forces à la vague de kitsch pour finir par être terrassé par le kitsch, tant par celui de l'esthétisme que par celui de l'industrie des distractions. Et il me faudrait diriger nos regrds vers l'architecture moderne qui fournit le cadre de tout cela sans avoir été empêchée par là de se développer en un art très authentique, si bien qu'après tout il est possible d'attacher là quelques espérances pour l'avenir. Et celles-ci se renforcent si l'on pense à Picasso, à Kafka et à la musique moderne. Mais justement, en considération de cette perspective plus optimiste, j'aurais dû au moins tenter d'établir quels symptômes doivent annoncer un art authentique. Mais alors, je le crains, il nous faudrait rester ensemble toute la nuit à discuter. Je préfère vous raconter une histoire juive édifiante.


Dans une communauté juive de Pologne arrive un rabbin miraculeux qui possède le don de rendre la vue aux aveugles. De tous côtés les infirmes de la vue affluent à Chelowka - c'est le nom de la communauté -, et c'est ainsi que Leib Schekel chemine lui aussi sur la route poussiéreuse qui y mène. Ses yeux sont dans l'ombre d'une visière verte et il a à la main une canne d'aveugle. Voilà qu'il rencontre une personne de connaissance. "Oh ! Leib Schekel, vous montez à Chelowka ? - Oui, je monte à Chelowka. - Qu'est-il arrivé à vos yeux, mon pauvre ami ? - A mes yeux ? Qu'est-ce que vous voulez qu'il leur soit arrivé ? Si vos yeux - que l'Éternel vous épargne !- sont en bon état, pourquoi avez-vous besoin de monter à Chelowka avec une canne d'aveugle ?" Leib Schekel secoue la tête. "Dire qu'un homme - que l'Éternel l'épargne ! - peut être aussi stupide ! Ne comprenez-vous donc pas ? Quand je serai devant lui, le grand homme, le vrai guérisseur, je serai aveugle et il me donnera la vue."


Et il en est ainsi de l'œuvre d'art authentique. Elle éblouit l'homme jusqu'à le rendre aveugle et elle lui donne la vue.





Untitled
Jean-Michel Basquiat
(source)



Quelques remarques à propos du kitsch
est le texte préparatoire d'une conférence donnée à Yale par Hermann Broch en 1950-1951 (traduit par Albert Kohn, aux éditions Allia).