samedi 31 octobre 2009

Blesse, ronce noire -- Claude Louis-Combet


Un livre en clair-obscur, théâtre d'ombre halluciné où passent les figures de Georg Trakl et de Gretl, sa sœur. Certainement mon livre préféré de Claude Louis-Combet.

L'origine du titre est donnée en exergue :

"Silencieux, je restais dans un auberge abandonnée, sous les solives enfumées, seul avec mon vin ; radieux cadavre penché sur une forme ténébreuse ; à mes pieds, gisait une brebis morte. Surgissant de l'azur décomposé, la silhouette blème de ma sœur apparut, et voici comment parla sa bouche sanglante : Blesse, ronce noire."

Georg Trakl
Révélation et anéantissement
(trad. H. Stierlin)




Cela faisait trois ans, jour pour jour, que son frère était mort, mais elle n'y songeait pas. Ce furent les témoins qui, après coup, établirent ce rapprochement. Elle ne pensait même pas à lui. Elle était sans pensée -- à moins d'appeler pensée ce vide créé en elle par le défaut d'un mot, d'un nom, dont elle avait besoin pour continuer d'exister, et qu'elle ne pouvait rejoindre, qu'elle ne pouvait ressusciter, et qu'elle quêtait donc dans les apparences sensibles des choses, au plus loin -- ce qui était naturel, d'une certaine façon, puisque le nom disparu avait nécessairement rapport avec les lointains. Et les lointains du temps lui demeurant inaccessibles, sa mémoire morte, elle interrogeait du regard les lointains de l'espace comme si devaient s'inscrire, dans le ciel ou sur les toits de la ville, les lettres du nom dont elle avait cœur. Il y a des récits de ce genre, dans la Bible -- des mots apparus et révélateurs. Mais la Bible, ici, ne comptait pas, abolie avec toute la suite des sources et des références. L'âme n'avait de moyen que sa tension en elle-même vers le monde qui, de toute urgence, devait s'ouvrir et s'exprimer.

En cette saison, la nuit tombe de bonne heure. Depuis le début de l'automne, un brouillard épais s'obstinait sur la ville et dans toute la contrée. On vivait là-dedans comme en un cocon tissé de brumes fuligineuses, hors de tout horizon. Les quatre points cardinaux y perdaient toute signification.

Or voici que tout à coup, pareillement à ce que l'on peut lire dans les récits de miracles cosmologiques qui ornent la vie des saints -- comme elle se tenait debout, dans l'embrasure de la fenêtre, ramassée entièrement au point le plus haut de son désir du nom, dans l'absence de l'identité, le ciel, véritablement, se déchira. Il se rompit et s'ouvrit, en ces confins incalculables où la ville et la terre qui la prolonge se perdent de vue ; une ligne de soleil pourpre s'inscrivit violemment au couchant, dans un nid de bourrelets nébuleux inondés soudain de lumière comme de sang. C'était cela, très exactement, une blessure infinie et rutilante inscrite dans la réalité sans doute éphémère mais merveilleusement et généreusement sensible du ciel sous le regard, sous le visage, sous la main, sous le corps tout entier. Cela n'avait pas de nom propre. C'était le coucher du soleil. Un moment de la saison. Mais le pouvoir de sens et de suggestion qui émanait de là était énorme et impératif.

Elle avait ouvert la fenêtre comme pour respirer la lumière. Le ciel était très sombre, bleu marine au bord de l'horizon et son entaille, par laquelle coulait tout le sang du soleil, s'amenuisait, s'obscurcissait rapidement en une sourde lueur.

Elle se tenait penchée largement par-dessus la barre d'appui, et comme, à la vitesse d'un éclair et avec la précision d'une mémoire soudain ressuscitée, se dessinait, dans la fente de l'heure, à son regard entier, brûlée par le temps, transverbérée, l'image d'une petite fille allongée, nue, dans le miroir d'un grenier, face à une ombre qui le contemplait, -- elle se précipita sans un cri dans le vide. Et son corps s'écrasa, rebondit et retomba, replié.




(paru chez José Corti en 1995)



Au sujet de ce livre, lire : De Georg Trakl à Georg Trakl. La genèse de Blesse, ronce noire, par Claude Louis-Combet
.

Et écouter ici.

Le texte complet du poème Offenbarung Und Untergang. Et celui de son jumeau (du moins l'ai-je toujours considéré comme tel tant ces deux poèmes se répondent et s'éclairent mutuellement) Traum und Umnachtung (tout Trakl est sur ce site) ! "Umnachtung", rien que ce mot; "encerclement par la nuit", "enténèbrement", tellement plus que "folie" ou "égarement" qui ne marquent qu'un état, pas un devenir ...

Lire aussi cette excellente étude sur Trakl : Michel-François Demet, "Georg Trakl, le sang, le miroir, la soeur".

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