jeudi 22 octobre 2009

Légende dantesque -- Yeshige Tcharents (1897-1937)

Nous nous sommes mis en route à l’aube,
Grisés par le profond bleu du ciel.
Notre âme de voyageurs était fraîche et légère,
Nous étions heureux et notre cœur ouvert.
Le chemin nous appelait, appelait chacun de nous,
Etendu devant nous, en tours et détours.

Nous avons regardé pour la dernière fois en arrière,
Où il n’y avait rien pour nous de fascinant.
Le passé était perdu, s’était volatilisé à jamais,
Comme un cri poussé dans un rêve.
Nulle tristesse ne s’envolait avec nous,
Nous étions enchantés par le clair matin.

Nous dansions et chantions,
L’éclat des armes nous remplissait de joie
Comme dans un rêve bleu d’enfance.
De même, tout nous souriait avec candeur :
Pas de vague émotion d’adieu,
Ni crainte de mort ou de fourberie

Le champ illimité s’étalait devant nous,
Il nous saluait avec des épis d’or,
Loin du monde, ouvert, très vaste,
Comme lavé par le souffle du soleil.
Et le chemin, infini, étalant son tracé,
Ondulait comme un immense serpent.

A pas vifs, et le cœur léger,
Nous marchions, alertes et juvéniles,
Notre âme avait des ailes et des bras.
Qui donc avait prévu pour nous un tel charme ?
Les monts nous regardaient médusés ;
C’est leur destin, de regarder pour l’éternité.

Il était tard le soir quand nous entrâmes dans un village.
Les tentes étaient déjà dressées
Quand, toujours joyeux, insouciants, téméraires,
Nous nous retrouvâmes dans notre environnement habituel.
Résonnèrent de nouveau mille chants et poèmes,
Et pour la dernière fois pétilla le vin.

La lune était déjà levée là-haut
Et avait étalé de tous côtés un brouillard d’argent
Quand nous rentrâmes fatigués dans nos tentes.
Nous nous couchâmes, épuisés, dans les herbes,
Et entrâmes dans un profond sommeil, un sommeil très doux.

II

Nous fûmes heureux ainsi, trois jours.
Mais ensuite, soudain, s’ouvrit devant nous
Une route dévastée où, immense et profond
Soufflait un vent brûlant de souffrances.
Et peu à peu devint blessée
Notre âme juvénile et pleine de rêves.

Le ciel aussi paraissait déjà transformé.
Des pluies nous tombaient sur la tête.
La route dévastée s’étalait devant nous,
Son bout enterré dans un brouillard épais.
Et lourde aussi comme le ciel, notre âme
Sous les pluies, avait froid et tremblait.

Tombé près du chemin, nous vîmes un cadavre.
Nous nous arrêtâmes et regardâmes un moment.
Il pourrissait déjà sous les pluies.
De quelle race était-il ?Qui savait cela ?
De sa vie vécue, la pluie indifférente
Avait effacé et emporté tout souvenir.

Nous sommes restés là longtemps. Un ami, soldat,
Poussant le cadavre, rit bêtement.
Mais ne portait-il pas, lui aussi des armes ?
N’était-il pas comme nous amoureux de la vie ?
Je me suis dit que nous étions, nous aussi,
Destinés à devenir de tels cadavres.

Je me suis éloigné. Sur les monts, au loin,
Apparut soudain le soleil de feu.
Et j’ai oublié ce mort étrange ;
J’ai respiré la profonde fraîcheur de la terre.
A mon cœur ouvert et rempli, le monde
Est apparu de nouveau si frais et neuf !

Les doigts d’or du soleil sont descendus
Et ont choyé les lointains mouillés.
Jaillissant sans fin et toujours actif,
A travers les herbes, le ruisselet a ri.
Un oiseau en face a filé,
Rapide comme un trait.

Ah ! les couleurs dorées de ces champs au loin,
L’azur lumineux de ces cieux...
Tout semblait dire à l’âme
Que dans ce monde capricieux et méchant,
Il ne faut pas que l’homme sanglote, insomniaque,
Pour n’y vivre qu’un seul jour.
Et je me suis demandé soudain,
Où nous allions avec un tel enthousiasme.
N’y a-t-il pas en ce monde une profonde douleur ?
Il y a pour chacun de nous une peine indicible,
Et que voulons-nous soulever de la vie
Avec cet élan effrayant et fou ?

Pourquoi ce rêve qui détruit le monde
Est-il gravé dans notre tête si aveuglément ?
Pourquoi sont répandues tant de souffrances et de ruines ?
Quand ces vents violents se calmeront-ils ?
Et qui nous tend de tels pièges,
Transformant le monde en géhenne maudite ?

Est-ce que les hommes ne voient jamais
Les lointains de ce beau monde,
Où le soleil brille tel un pur miracle,
Pour que l’âme de l’homme enthousiaste et bon
Soit attendrie par un émerveillement juvénile immortel
A la vue de chaque herbe et de chaque pierre ?

Ah ! non... le diable se rit
De la profonde beauté de ces champs dorés.
Il a étalé le vent du désert et la sécheresse rouges ;
Il a brûlé tous les épis dorés.
La douleur au cœur, j’ai avancé
Et jeté de nouveau autour de moi un regard errant.

Et voilà encore quelques cadavres,
Et ici, des chevelures de femmes.
Là encore, sous des couvertures ensanglantées,
Des morceaux de pain desséchés tachés de sang.
Qui s’est éloigné d’ici, seul,
Le cœur durci, en silence, sans pleurer ?

Voici, là encore, une main squelettique ;
Pas de corps. Elle est tombée sans voix.
Plus loin, nous avons trouvé des jambes nues,
Et un peu plus loin, des dents éparpillées.
Là-bas, au faîte de ce rocher lisse,
Ils avaient oublié un vieux fusil.

Le cœur saisi d’effroi, nous sommes passés devant.
Notre regard versait des gouttes de sang,
Comme un épileptique, fixe et consterné.
Désormais, nous ne distinguions plus rien.
Les épaules chargées d’une douleur infinie,
Nous marchions en silence dans la forte chaleur et l’odeur de sang.

Au crépuscule, nous sommes entrés dans un village,
Il avait disparu, il n’en restait que le nom
De bizarres mottes de terre, palais de démons.
Nous sommes restés la nuit, pour nous reposer,
Et jusqu’au matin nous avons tenu des conversations
Pleines de sang et de couleurs.

III

Et dès l’aube, le lendemain matin,
Nous nous sommes remis en route, infatigables et tenaces.
Cette fois le chemin était déjà montagneux ;
Mais aucune plainte n’existait pour notre âme.
Nous insultions quiconque se plaignait,
Devenant envers lui implacables et méchants .

Je n’oublierai pas notre ascension lugubre
Vers les cimes invisibles des montagnes.
Jamais la fière révolte de la volonté résistante
N’avait été aussi belle.
Nous paraissions avoir des ailes et des bras
Comme si nous avions des fours dans la poitrine.

Nous allions par des sentiers glacés
Portant sur le dos tout le poids du monde.
Mais le chemin neigeux était trompeur et traître.
Nous glissions, mais nous allions de l’avant.
Nous étions souples comme des tigres,
Les yeux fixés sur la cime neigeuse.

L’ascension était rude et le chemin désolé,
Il n’y avait là ni homme ni oiseau,
Et la montée de nos camarades chargés
Se poursuivait les uns derrière les autres.
La neige quant à elle nous tendait sans cesse des pièges ;
Collée à nos pieds, elle nous tirait vers le bas.

Il était déjà midi lorsque nous sommes arrivés
A la cime enneigée et froide de la haute montagne.
Nous sommes restés debout sur la cime blanche,
Où il n’y avait nul être, nulle plante, nulle vie.
Et nos poitrines ont palpité d’effroi.
Nous avons senti profondément que nous vivions, que nous existions.

Je contemplais d’un regard fier,
Et je buvais ce lointain illimité.
Profonde est ainsi, sur les hauteurs
L’âme humaine aimant l’infini.
Je ressentais avec une intense euphorie
Que c’était bien, mon existence dans ce monde.
Et plongé dans ces paysages vierges,
Dans l’infini profond et sans bornes,
Je me jurais en silence, au fond de mon âme,
D’être humain, et fier, et grand ;
Quand au loin, soudain, un camarade soldat,
D’une voix tremblante, m’appela près de lui.

Je m’approchai... et restai pétrifié.
Sur la neige était tombée une femme
Qui sans un mot, sans une larme,
Se mourait inconsciente, un sourire aux lèvres.
Elle serrait très fort entre ses doigts
Un morceau de pain comme un trésor sans prix.

Elle cligna des yeux une dernière fois,
Et souriant contente, elle rendit l’âme, le visage radieux.
Tout cela était si épouvantable
Qu’aucun son ne sortit de nos lèvres.
Mais de notre cœur serré jaillit un cri
De douleur infinie et une peine immense.

Nous creusâmes en silence la vieille couche de glace,
Et enterrâmes la femme sans une prière.
Nos mains tremblantes, gelées, sèches,
La couvrirent avec la même neige indifférente.
Et nous nous mîmes en route comme des morts,
Ayant enterré là notre vaine conscience.

Nous marchions, fatigués et sombres
Dans ces chemins pleins d’ornières,
Et le cours de notre procession à pas lents
S’élevait vers les cieux, mauvais et funeste.
Notre âme muette était lourde et dure comme la pierre,
Et nous étions désormais incapables de souffrir.

Nous ne pouvions plus avoir pitié de personne.
La douleur s’était installée dans nos âmes.
Nous sentions qu’un obscur ennemi, rusé,
Ayant tendu un piège, se cachait au loin.
Nous sentions qu’un méchant adversaire
Faisait des plaies et apportait la mort.

Le chemin effrayant paraissait saint,
Le chemin insensé, à la chance capricieuse.
Et nous marchions solennellement,
Comme pour un immense pèlerinage sacré ;
Et nous jurâmes pour la dernière fois
Que jamais plus personne ne renoncerait à son vœu !

Avec des caravanes lourdement chargées,
Quelqu’un revenait par les chemins de retour.
Qu’avait-il amassé ? Pourquoi ? A quel prix ?
C’était pour nous incompréhensible, bête et absurde.
C’était un camarade, consanguin,
Devenu ami avec nous, une nuit...

Chaque pierre était pour nous un ennemi,
Et chacun nous tendait des pièges.
Nous passions, à pas solennels,
Par ces chemins aux pistes dévastées
Où il n’y avait plus désormais un seul être,
Capable de plaindre ou compatir.

IV

Et voilà qu’un jour nous entrâmes dans un village
Situé au bord de la mer.
Il était ravagé ; ça et là
Quelques maisons fumaient encore.
Et les eaux bleues sonores de la mer
Chantaient encore leur vieille chanson.

Comme des enfants gazouillant et babillant,
Sourire et écume étalés à la surface,
Les vagues insouciantes et riantes
Flottaient et voltigeaient devant nous.
Avec des cris suaves elles nous racontaient
Mille légendes et rêves enfantins.

Quant au petit village ravagé et vieilli,
Agé, mystérieux, comme un père mort,
Il dormait de son profond sommeil noir éternel,
Son sommeil sombre de cimetière
Et ne comprenait pas les cruelles légendes
De ces vagues robustes, triomphantes et méchantes.

La ronde verte des vignes, au loin,
Etait laissée à l’abandon, indéfiniment.
La nature exhibant ses seins délicats,
Comme une femme débauchée, païenne, docile,
Etait prête à étaler devant tous les passants
Ses produits d’automne.

Avec deux camarades nous entrâmes dans la vigne,
Et vîmes devant nous une mer de raisin.
Abandonnée par les caprices du hasard,
Elle se nourrissait de la flamme du soleil.
Les vents la berçaient du tintement lointain
De la mer murmurante.

Oubliant un instant notre fatigue,
Le cœur blessé, les pieds poussiéreux,
Oubliant tous ravages et ruines,
Esclaves du charme ineffable de la nature,
Nos lèvres desséchées, assoiffées
Jouissaient du produit des plants.

Quand parmi les plants...nous vîmes un cadavre.
Un vieil homme était tombé, mort étranglé.
Il était tombé sous les raisins ensanglantés,
Il était devenu le compagnon de leur ombre...
Ses yeux bizarres étaient inondés,
Ayant gardé en eux des questions informulées.

Mon ami trembla et tomba par terre.
« de l’eau ! » chuchotèrent ses lèvres.
Indécis, je m’approchai du puits de la vigne ;
Je m’y suspendis de tout mon corps,
Je voulus voir le fond de l’eau...
Rien n’apparut. Il y avait une corde. Je la saisis.

Je la relâchai dans le puits sans fond,
J’entendis le lointain floc de l’eau,
Et je tirai la longue corde.
Le tonneau quelque part heurta la pierre,
Une seconde passa...puis il me sembla soudain
Que des esprits dansaient une ronde autour de moi.

Le yeux navrés, je regardais l’eau pure et limpide du récipient,
Dans laquelle se balançaient, à demi pourries
Des parties de corps paisibles, sans bruit.
Retenant à peine le cri de mon cœur,
Je m’éloignai des abords du puits, en silence.

A pas indécis et titubants d’ivrognes,
Comme deux fantômes poursuivis,
Nous sortîmes en courant, émus et troublés,
Et nos regards épouvantés
Ne voyaient plus ni la vague ni la mer
Où le diable avait versé son poison.

V

Un autre jour, dans le chemin pénible,
Fatigués et arrêtés pour nous reposer
A l’entrée d’une ville morte,
Une ville morte aux rues couvertes de brouillard,
L’épouvante glissait de notre sombre visage,
Et enfiévrait nos cœurs possédés.

Dans la ville morte, il n’y avait personne,
Et les édifices désertés en ruines
Sombres comme des aveugles aux visions funèbres
Nous regardaient là-haut avec leurs orbites creuses,
Et nos yeux, en face d’eux,
Etaient incapables de ne pas regarder par terre

Je ne sais pourquoi nous entrâmes dans une maison.
Comme des yeux sans soleil, sans pupilles,
Les larges cavités des fenêtres
Nous regardaient avec un doute vigilant.
Près de l’entrée, était tombé le chat abattu.
Qui avait bien pu le tuer ?

Nous sommes entrés. Nous avons vu, près du battant cassé
Une femme tombée, ensanglantée et nue.
Eventrée, sentant l’épouvante,
On aurait cru que riait sa bouche édentée sanglante,
Tandis que ses seins et ses mamelons secs saignants
Nous racontaient des outrages inexorables.

Des cris de douleur retentirent derrière mon crâne,
Il me semblait que mon cerveau n’était plus le mien
Le ciel et la terre se mirent à danser
Et quelqu’un me dit qu’il fallait s’enfuir...
Mais où aller pour qu’on ne te trouve pas ?
Ces corps nus, ces seins saccagés....

Et nous, cette nuit-là, sommes restés là-bas,
Dans les bâtiments en ruines de cette ville morte.
Les visions effroyables m’envahissaient,
Sautant et dansant comme des estropiés,
Et les morts tournaient quelque part
Dans une ronde de fièvre satanique.

Dans l’un des bâtiments de la ville morte,
Les yeux rivés sur les ténèbres sans nulle lueur,
J’étais couché, terrifié, sans sommeil,
Et devant moi, ayant allumé des feux rouges,
Sautillaient en bêlant, gémissant,
Une multitude de morts joyeux.

Des langes multicolores, des corps morts
Des jambes bleues, des seins jaunes,
Des fesses enflées et couvertes de sang,
Goguenards, sautillaient prestement
Devant mes yeux épouvantés
Dans l’impénétrable obscurité funèbre...

Ils chantaient, poussaient des hurlements sourds,
Ils sanglotaient, riaient, éclataient ;
Leurs tristes hurlements semblaient ceux de fous.
Leur joie gazouillante semblait être des pleurs
Mais la glace et l’effroi semblables à la mort
Rongeaient mon âme à chaque son.

Il était pénible, dans mon cerveau enflammé,
Ce chant confus, satanique.
Il suscitait une lointaine douleur de nostalgie
Et il me semblait que je n’existais déjà plus,
Mais qu’une vapeur, dans un rêve très lointain,
Rendait mon âme impuissante et faible.

Je volais, comme un fantôme,
Joyeux, comme eux, jouant, sautillant,
Et soudain, leur vacarme, au loin,
Devint le chant d’un rire puéril, insouciant,
Et je compris que, là-bas, au loin,
C’était la mer qui crépitait dans l’obscurité de la nuit.

Des enfants heureux, remuants et pleins d’ardeur,
Une lune rougeoyante semblable au soleil,
Des morts joyeux et tressaillant d’aise
Exécutaient une danse et chantaient en chœur...
Ils voltigeaient, chamarrés et méchants,
Et chantaient à propos de Vénus...

Ils chantaient des folies : que Vénus existe,
Qu’elle vit là-bas, au fond des eaux ;
Que la neige hurle sur le monde,
Que lui importe à elle, immortelle, irréfutable ?
Elle reste toujours belle et vierge,
Au bord du monde infini divin.

Et la ronde des morts s’envolait,
Epileptique, insensée, triste, teintée de sang.
Leur chant résonnait, éclatant,
Un chant d’anxiété satanique ;
Et ils sautaient dans les ténèbres,
Leurs jambes nues couvertes de sang...

Et amour, délire et mort confondus,
Bercés par le chant de la mer lunatique,
Se sont condensés et sont passés au loin,
Sur le linceul de mon cerveau enflammé.
La nuit est tombée sur mes yeux
Et mon être a sombré dans un sommeil sans rêve.

VI

De la ville morte nous nous sommes mis en route,
Juste vers les combats, vers le champ de bataille.
Nous allions, alertes et contents
Nous battre, pour mourir en combattant.
Au loin, l’ennemi fuyait rapidement,
Et nous nous battions, tendus et ardents.

Les canons bombardaient sec,
Et nous voyions, le cœur battant,
Comment là-bas, dans les montagnes bleues,
On répand la dévastation, les coups et blessures,
Comment des villages heureux sont transformés en amas de cendres,
Et la fumée bleue s’élève en l’air...

Et nous allions en avant, toujours en avant,
Sur l’effroyable flanc de la montagne enneigée.
Le chemin était rude. Mais les yeux dardés
Sur l’ennemi fuyant en une courbe infinie,
Nous poussaient toujours, toujours en avant.
Et mon cœur brûlait du feu de la dévastation.

Quand, pour nous reposer une seconde,
Nous nous sommes arrêtés sur la cime blanche du mont,
J’ai regardé au loin. En bas, poussée par le vent,
La mer faisait du tapage avec ses plaintes à l’obscurité.
Les flots se heurtaient les uns aux autres
Et causaient une douleur sourde et triste.

Grise comme du plomb, terne et sombre
S’étendait devant moi la mer agitée par le vent.
Les flots bleus étaient devenus gris
Et gris paraissait le monde entier,
Et à toute pensée profonde et triste
S’accordait soudain mon être vivant

Et vieille, comme la mer, s’alourdit mon âme.
La tâche que nous avions entreprise me parut une plaisanterie.
Mais je montai en silence, me remis à marcher.
Les canons grondaient encore.
Mon âme s’emplissait d’une douleur muette,
Il me semblait être seul et sans maître.
Soudain je me dressai parmi les rochers ;
Un étrange cadavre était étendu devant moi.
Près de lui était tombé un cheval blessé
Il se mourait déjà.
Las ! un peu avant, docile à sa bride,
Lui aussi s’enfuyait de ce lieu infernal.

Où s’enfuyait-il, pauvre bête ... ?
Ton maître t’a-t-il amené ici en te battant ?
Mais ne sait-il pas que dans ce rêve
La Mort seule est le maître, implacable et grand.
Pourquoi a-t-il voulu supprimer cela ?
Qui l’a poussé dans cette guerre cruelle ?

Vois maintenant comme il est tombé, détérioré,
Il a noirci, vois, comme du plomb,
Sans être enterré, sans monument, il va rester ici.
Nul ne lui creusera une tombe,
Nul ne s’attristera de son sacrifice
Pour une fureur sanguinaire déraisonnable.

Je ne sais pourquoi, contre mon gré,
J’ai regardé son visage avec effroi
Et je suis passé devant à pas rapides
Ayant chargé mon âme de ma pitié,
Tandis que les nôtres, dans un élan farouche inextinguible,
Se battaient encore et détruisaient tout.

Dans le feu et la fumée s’acheva le jour ;
Nous fîmes halte près du pied de la montagne.
Dans le feu et la fumée passa l’ennemi,
Les épaules chargées de défaite et de honte ;
Et le sombre rideau de la nuit
Couvrit toute chute, blessure et douleur.

Nous sommes revenus du champ de bataille
Pour nous reposer en un lointain village.
Au loin, dans un grand pré brûlé,
Les tiges fumaient paresseusement ;
Et nous marchions fatigués, affamés
Dans le brouillard et la brume de la nuit d’automne.

Avec mon ami, nous marchions en silence,
Animés de l’ardeur éternelle des soldats fatigués.
Effrayante comme un mort, triste,
La mer s’étendait, brumeuse et humide.
Nous allions silencieux, je ne savais où,
Toujours le même bord de mer, sans fin, sans fin ;

Quand s’esquissa au loin une montagne.
On nous dit que le village se trouvait là-bas.
Mais nos jambes fléchissaient.
Mon ami voulut s’étendre, dormir,
Mais sous le ciel, avant d’arriver au village,
Là, sur le chemin. Advienne que pourra !

Et il resta là-bas. Moi je passai en avant.
Les autres, paraît-il, l’amèneront sur un cheval.
L’ascension était rude, ce que nous avions pris était lourd...
Il faut que je rassemble toutes mes forces,
Que j’arrive, que je dorme de nouveau, fatigué,
Pour que les rêves bercent mon âme.

Je montais. Le vent sauvage
me frappait la poitrine avec une force de géant.
Et mes regards s’assombrissaient ;
Mon âme s’emplissait d’un épais brouillard,
Mais faisant un effort surhumain,
Je marchais en silence, attentivement.

Seul, sans compagnon. Comme un hibou géant,
Ses doigts de sable dardés sur mes yeux,
Rugissait le vent. Je tombais,
Me relevais et repartais en avant.
Jamais mon corps n’avait été si docile,
Et mon âme si fortifiée par la volonté.

Et je déployai mes ultimes efforts.
La cime est proche, j’arrive maintenant.
Mais soudain le vent me projeta par terre,
Vers l’abîme, droit vers la mort.
Ah non...avec le sombre instinct des mourants
Je saisis les rocs et me remis debout.

Je marchais de nouveau. Et soudain devant moi
S’étala un brouillard doré de lumières :
Ah ! j’étais enfin arrivé au village,
J’étais arrivé ! Il était minuit passé.
Et dans l’herbe d’une hutte froide,
Je dormais déjà d’un doux sommeil, un doux sommeil.....

VII

La bataille commença, implacable et hardie.
Nous étions dans le champ. Des monts enneigés,
Nous attaquions la multitude,
Tantôt battant en retraite avec nos rudes troupes,
Tantôt passant en avant avec de nouvelles unités,
Qui s’enfuyaient, puis revenaient.
Les autres tombaient par rangs entiers,
Ils rugissaient comme des bêtes féroces
Mais en rangs serrés interminables,
Ils avançaient vers nous.
Tout se mélangea soudain,
Et voilà que commença la guerre à la baïonnette.

Nous nous serrions dans les bras les uns des autres, nous nous encouragions.
En roulant par terre sous le coup de la baïonnette,
Rusés et méchants comme des tigres,
Avec notre immense soif de vivre ensuite,
Nous donnions la mort pour avoir la vie,
Et nous nous battions, et eux se battaient.

Nous ne nous rappelions plus rien désormais,
Nous ne savions pas ce que nous faisions.
Beaucoup tombaient parmi nous
Et rendaient l’âme à nos pieds.
Nous n’étions pas différents des bêtes sauvages
Dans ce cratère d’effroi et de sang.

Nous piétinions les cadavres de nos camarades,
De leurs corps nous faisions des remparts,
Et nous prodiguions nos efforts ensuite,
Avec une peine infinie incompréhensible.
Nous ne savions pas, ils ne savaient pas,
Où nous mènerait ce noir tourbillon.

Le soir tomba. Dans les plis obscurs
Des ténèbres infinies, tout se perdit,
Et le sombre rêve du Mal descendit
Sur ces champs brutaux aux macabres décorations.
« Adieu, ô vaillants amis,
vous avez passé avec honneur le chemin de votre vie ! »

Mais nous, nous avons battu en retraite sournoisement,
Sous les bourrasques des nuits de neige.
Ce chemin absurde que nous suivions,
Sachant bien la chute, n’avait pas de sens.
Jamais mon âme n’avait été aussi folle,
Ni mon crâne si extravagant et chaud.

On aurait cru qu’il y avait des fours dans mon âme,
Et dans mes yeux des charbons ardents dévorants ;
Mais mon corps, perpétuellement, perpétuellement humain,
Voulait vivre. Comme un condamné à mort,
Les regards rivés sur l’effroyable Mort
Je m’enfuyais avec les autres.

Et dans les ténèbres, des balles rouges,
Toutes rouges, volaient et éclataient.
Et tombaient nos amis
Dans la confusion satanique,
Tombaient les inestimables amis,
Et nous appelaient pour la dernière fois.

Quand le soleil s’éleva dans le ciel
Nous nous découvrîmes les uns les autres sous la lumière.
Nous nous étions introduits furtivement comme des morts.
Nous ne croyions pas que nous vivions, que nous existions.
Avec des regards muets nous nous enterrâmes les uns les autres,
Dans l’inquiétude générale nous entrâmes au cimetière.

Eux sont restés dans les champs enneigés,
Nourriture pour les meutes de loups affamés,
Là où la souffrance se tait à jamais,
Et l’âme devient l’amie de l’infini,
Où, comme souvenirs des aimables vies,
Ne restent que des crânes décomposés.

Cet endroit maintenant est obscur et désert ;
Seul le vent gémit et pleure
Célébrant le mariage sauvage de la Mort
Au sein des neiges sournoises et profondes.
Qui assiste ? et qui regarde
Le dieu de cette célébration d’outre-tombe ?
.......................................................
Mais nous, nous vivons et respirons encore,
Dans ce village bariolé en ruines,
Où dans chaque maison règnent mort et destruction
Où à chaque seconde le sang gicle,
Où, à chaque seconde, nous tend des pièges
L’abeille laborieuse de la chance capricieuse.

Ephémère est maintenant pour nous
Le cadavre d’un homme sans tombe, décomposé,
En un effrayant éclat de rire obstiné.
Nous jetons de la nourriture au néant insatiable,
Et il est désormais dans l’Au-delà, insensé,
Le choix de la destinée.

Le vin ici coule à flots,
Et nous nous enivrons dans les banquets rouges.
Désormais, il n’y a plus aucune souillure,
Pour que ne fleurisse plus notre vignoble saoul.
Notre holocauste engraissé est constamment prêt,
Nous les victimes, nous les bourreaux, entre les mains d’autrui...

VIII

...Hier matin je suis monté de bonne heure,
et suis resté en silence là-haut sur la colline.
A loin,, en tintant, descendait le torrent,
J’entendais son murmure.
Il n’y avait dans le ciel bleu ni nuage, ni fumée,
Et j’oubliais la lassitude quotidienne...

Ah les rondes vertes des villageoises
Dans les lointains dorés des champs,
où s’étale une désolation sans bornes,
où l’on se ressaisit loin de la tristesse !
L’inconcevable illusion de l’éternité
Prend son vol, croirait-on, dans les champs dorés.

Tout ainsi est si calme et vierge,
Que je ne crois pas au rêve rouge.
Il se présente à mon âme comme un mirage
Qui rendrait au monde son ancienne délicatesse.
Mais ceux d’ici ne vivent-ils pas sans espoir ?
Ils n’ont même jamais entendu parler de délicatesse...

O mère perpétuelle des pensées,
Qui dans la souffrance et la passion
Conçois toujours des vies innombrables,
De mille couleurs, mille fluctuations,
Qui conçois pour le monde
D’éternels problèmes d’équilibre !

O toi, barbare, insensé, souffrant,
Tantôt sage, tantôt sauvage,
Herbe de sorcier qui incendies des mondes,
Crosse de la chance qui bâtis des mondes,
Esprit démoniaque près des marais,
Prière sacrée au sujet du néant... !

...Et il faut marcher, marcher obstinément,
Portant sur le dos l’immense désir de vivre,
Marcher pour une vie insensée,
Eteindre et rallumer les astres morts
Afin que la déraison brumeuse de l’univers
Ne se dissipe pas, et reste un rêve ...


(1916)

(traduction Louise Kiffer-Sarian)


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