Voila un livre mince, d'une écriture limpide, qui remet en perspective le procès (ou plutôt les procès) fait(s) à la démocratie. Il est paru à La fabrique en 2005.
Cinq parties, Introduction, De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle, La politique ou le pasteur perdu, Démocratie, république, représentation, Les raisons d'une haine.
Ci-dessous, quelques extraits de la section De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle qui résume le tortueux chemin suivi depuis l' "effondrement du totalitarisme" (opportunément réduit au totalitarisme soviétique) pour aboutir à la mise en cause de la démocratie, des ses irrépressibles excès et de ses irréparables dégâts.
"L'affrontement de la vitalité démocratique prenait ainsi la forme d'un double bind simple à résumer : ou bien la vie démocratique signifiait une large participation populaire à la discussion des affaires publiques {ndlc : jusqu'à la "contestation"} et c'était une mauvaise chose. Ou bien elle signifiait une forme de vie sociale tournant les énergies vers les satisfactions individuelles, et c'était aussi une mauvaise chose. La bonne démocratie devait être alors la forme de gouvernement et de vie sociale apte à maîtriser le double excès d'activité collective ou de retrait individuel inhérent à la vie démocratique"
"L'équation démocratie = illimitation = société qui soutient la dénonciation des "crimes" de la démocratie présuppose donc une triple opération : il faut, premièrement, ramener la démocratie à une forme de société ; deuxièmement, identifier cette forme de société au règne de l'individu égalitaire, en subsumant sous ce concept toutes sortes de propriétés disparates, depuis la grande consommation jusqu'aux revendications des droits des minorités en passant par les luttes syndicales ; et enfin, verser au compte de la "société individualiste de masse" ainsi identifiée à la démocratie la recherche d'un accroissement indéfini qui est inhérente à l'économie capitaliste"
"La dénonciation de l' "individualisme démocratique" opère en effet, à peu de frais, le recouvrement de deux thèses : la thèse classique des possédants (les pauvres en veulent toujours plus) et la thèse des élites raffinées : il y a trop d'individus, trop de gens qui prétendent au privilège de l'individualité."
"Le thème de la "société illimitée" résume au plus court l'abondante littérature qui assemble dans la figure de l' "homme démocratique" le consommateur d'hypermarché, l'adolescente qui refuse d'enlever son voile et le couple homosexuel qui veut avoir des enfants. Il résume surtout la double métamorphose qui a versé en même temps au compte de la démocratie la forme d'homogénéité sociale naguère attribuée au totalitarisme et le mouvement illimité d'accroissement propre à la logique du Capital. Il marque ainsi le point d'achèvement de la relecture française de double bind démocratique. La théorie du double bind opposait le bon gouvernement démocratique au double excès de la vie politique démocratique et de l'individualisme de masse. La relecture française supprime la tension des contraires. La vie démocratique devient la vie apolitique du consommateur indifférent de marchandises, de droits des minorités, d'industrie culturelle et d'enfants produits en laboratoire. Elle s'identifie purement et simplement à la "société moderne" qu'elle transforme du même coup en une configuration anthropologique homogène."
"Et le bon gouvernement, qui s'oppose à la corruption démocratique, n'a plus besoin de garder, par équivoque, le nom de démocratie. Il s'appelait hier république. Mais république n'est pas originellement le nom du gouvernement de la loi, du peuple ou de ses représentants. République est, depuis Platon, le nom du gouvernement qui assure la reproduction du troupeau humain en le protégeant contre l'enflure de ses appétits de biens individuels ou de pouvoir collectif. C'est pourquoi il peut prendre un autre nom qui traverse furtivement mais décisivement la démonstration du crime démocratique : le bon gouvernement retrouve aujourd'hui le nom qu'il avait avant que ne se mette en travers de sa route le nom de démocratie. Il s'appelle le gouvernement pastoral. Le crime démocratique trouve alors son origine dans une scène primitive qui est l'oubli du pasteur."
Et puis, cela fait plaisir de lire sous la plume de l'auteur de La nuit des prolétaires ce genre de coup de griffe :
"Ces dénonciations incessantes de l'effondrement démocratique de toute pensée et de toute culture n'ont pas seulement l'avantage de prouver a contrario l'inestimable altitude de la pensée et l'insondable profondeur de la culture de ceux qui les profèrent -- démonstration qui aurait parfois du mal à s'opérer par la voie directe (...)"
Sur ce blog, voir aussi ici et là, autour du même sujet.
Sur Jacques Rancière, voir aussi (sur le site de l'OCL)
- une présentation : Autour de Jacques Rancière : Eléments d’une politique de l’émancipation ; j'y trouve en note une piste sur ce qui sépare Rancière de Castoriadis ... une piste seulement car je suis à peu près sûr de ne pas comprendre ! Il me semble n'avoir rien lu chez Castoriadis qui assimile la politique à une affaire de moeurs ... (mais là il s'agit du commentaire, pas de l'interview de Rancière que j'aimerais bien retrouver.)
Jacques Rancière comme C. Castoriadis se réfèrent tous les deux à la démocratie athénienne pour développer leurs propos et il ne fait aucun doute que pour eux, la démocratie c’est la démocratie directe. Dans une interview, Jacques Rancière précise son rapport à Castoriadis : « Je peux donc m’accorder avec Castoriadis pour privilégier une certaine figure, celle du sujet politique comme "celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné", et sur les scènes historiques fondatrices où elle s’affirme, par exemple la réforme de Clisthène. Je partage la même volonté de donner à la formule démocratique sa radicalité instituante ». Mais la démarche est différente, notamment sur les processus de subjectivation et la constitution de la catégorie “peuple” où celui-ci, « comme sujet "autonome" présuppose que ce peuple soit hétérogène à tous les groupes identifiables comme parties de la société ». Pour Rancière, on ne peut parler d’“auto-institution” de la société, de société autonome, la démocratie n’est pas un mode de vie et la politique n’est pas une affaire de mœurs (contrairement à l’idée républicaine), elle ne fait pas corps avec le social et le sujet politique est toujours un supplément et un autre que son être social.
Ajout du 28/10 : cela n'a pas été trop compliqué de retrouver cet entretien, ici ; j'y reviendrai peut-être, si je comprends ... ou crois comprendre !
On peut noter tout de suite pour éviter tout malentendu que les thèmes de la "privatisation" ("la vie apolitique du consommateur indifférent", dans les termes de Rancière) et de l' "illimitation" sont également très présents chez Castoriadis comme critiques des dérives des sociétés occidentales mais jamais en tant que critiques de la démocratie. Au contraire, chez Castoriadis, il s'agit d'autant de signes que nos sociétés s'éloignent dangereusement de leur devenir-autonome pour laisser libre cours à l'autonomisation sans limite de la techno-science.
Au fond, il faudrait que j'essaye plutôt de réfléchir aux deux notions d'émancipation et d'autonomie qui ne sont peut-être pas si proches que je le pensais ...
- un entretien : « déconstruire la logique inégalitaire »
En passant, sur le même site, cet article sur Badiou.
Sur Jacques Rancière, à signaler ce numéro de Labyrinthe de 2004, intégralement disponible : "Jacques Rancière, l'indiscipliné" (très beau titre !)
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