Du moins la croyance en son noyau utopique (qu'illustre la fameuse "fin de l'histoire", prophétisée à la chute du mur de Berlin par Francis Fukuyama) s'est-elle évanouie : le capitalisme libéral est "nu" mais comme le roi du conte d'Andersen, aussi nu soit-il, il est toujours le roi et le restera tant que nous n'alignerons pas nos actes avec nos croyances, ici, en l'occurrence, la fin de la croyance dans l'efficacité du marché mondialisé à apporter paix, prospérité et démocratie à la planète.
Le capitalisme libéral est tombé dans les têtes ; finalement, il n'est que de voir le mépris très généralement partagé pour un Kerviel : ce n'était donc que cela un "trader" ? Rien que ce petit tas d'égoïsme auto-satisfait ? Il est évident qu'on a assisté à une mise à nu de la coulisse qui a révélé et dessillé bien plus que nous ne le mesurons encore aujourd'hui.
Il n'est pas tombé dans les faits et se survit à lui-même comme les régimes du socialisme réel ont pu bien longtemps survivre à l'évidence de leur nécrose. Et ce parallèle n'est pas pour réjouir : mortes dans les têtes, les idéologies au pouvoir n'ont plus d'autres solutions que le mensonge et la violence pour se maintenir où elles sont.
Et puis, tomber, soit, et Žižek est plutôt convaincant sur le fait que cette chute est derrière nous, mais pour laisser advenir quoi ? Comme souvent, Žižek ne s'encombre pas de détails (ni de vains rêves sur un retour à un état "pré-mondialisation" : comme Bauman, il insiste sur le fait que la mondialisation est un fait et qu'elle est derrière nous) et brosse brutalement un tableau simplifié : le socialisme autoritaire conjugué au marché (la "voie chinoise", en quelque sorte, le divorce définitif du marché et de la démocratie, l'abandon du libéralisme "négatif" qui fut une puissance émancipatrice face aux absolutismes religieux ou temporels) d'un côté, l' "hypothèse communiste" de l'autre. Sa discussion des périls écologiques, biogénétiques et de la plausibilité d'une solution autoritaire efficace à ces problèmes rappelle celle d'André Gorz sur le péril "techno-fasciste" à l'horizon de la crise écologique.
La "bifurcation" n'est donc pas au niveau de ces problèmes mais se trouve dans le traitement de la ségrégation croissante entre "inclus" et "exclus", ségrégation que les solutions autoritaires ne pourront que renforcer (là, Žižek est proche de Bauman, comme d'ailleurs dans ses discussions sur la notion d'identité). Retrouvant là Rancière ou Badiou (que Žižek cite abondamment), c'est d'abord du côté des "sans part" que Žižek semble situer ses raisons d'espérer.
Mais Žižek reste méfiant : la revendication centrale des "exclus", c'est l' "inclusion", pas la mise à bas du système qu'ils ont cherché à rejoindre souvent au péril de leur vie. Pas d'espoir ou d'illusion dans une pureté révolutionnaire des "sans part" ... Žižek n'est pas un rêveur, c'est ici un déconstructeur redoutablement efficace.
Et, l'espoir du grand soir des "sans part" mis à bas (non sans avoir au passage remarqué que seule l' "inclusion" des "sans part" leur permettra d'accéder à une organisation politique efficace), que reste-t-il ? En d'autres termes, où est passé le "prolétariat" ? Et Žižek de rappeler, en reprenant certaines thèses de Negri, qu'à l'ère de l'économie de la connaissance et de la mise en réseau, ce prolétariat est plus divers qu'on ne le pense : bien sûr, les "sans part" en font partie, avec leurs identités régressives (mais protectrices) ou marginales et agressives, tout comme les débris des classes moyennes à la dérive, soumises au chantage à l'emploi et à la flexibilité ("il faut être réaliste", n'est-ce pas ?), avec leurs identités "traditionnelles", elles aussi régressives et protectrices mais violemment opposées à celles des "sans part" ; Žižek y rajoute fort opportunément les soutiers de l'économie de la connaissance et cela ne sera pas sans réjouir les lecteurs de Gilles Châtelet que de voir Žižek reprendre (sans citer "Vivre et penser comme des porcs" mais l'a-t-il lu ?) les thèmes que Châtelet résumait de façon lapidaire par la formule "neurones sur pied". Ces passages sont parmi les plus intéressants du livre, remettant à leur juste place les Cyber-Gédéons et Turbo-Bécassines que leurs identités mouvantes, valorisantes et si simplement disponibles aux étalages du grand marché mondial des identités aveuglent quant à leur rôle réel dans l'économie de la connaissance (*).
Un prolétariat éclaté en trois ensembles mutuellement antagonistes, dont les antagonismes sont compris ; c'est en quelque sorte le début d'un programme politique, même si ce n'est guère le terrain de prédilection de Žižek ! Et d'ailleurs, il n'y passe guère de temps, revenant à la charge contre Negri pour indiquer (dans un mouvement presque fasciné qui me rappelle paradoxalement Foucault) que ce n'est sans doute pas du côté des activités en réseau des multitudes que se trouve l'espoir de "déborder" le capitalisme, ces activités étant en dernier recours canalisées par des niveaux supérieurs : Facebook permet des formes d'organisation plus souples, certes, mais permet aussi des formes de traçage de l'activité numérique toujours plus efficaces, détourne les productions des utilisateurs pour son propre bénéfice (au point d'avoir même ingénument proposé que tout contenu mis en ligne sur FB devienne ipso facto un contenu appartenant à FB !), le tout bien sûr enrobé d'une rhétorique lénifiante aux accents de prêche "Don't be evil" (Google) .
Recommandé ! Aux éditions Flammarion.
(*) Après tout, allez convaincre un chercheur à France Télécom que la façon dont on le traite actuellement n'est pas une anomalie mais la règle à venir et qu'il n'est rien d'autre que ce malheureux "neurone sur pied" taillable et corvéable à merci, jettable après usage ; l'élevage du neurone sur pied est une activité mondialisée florissante ! Non, vous ne le convaincrez pas, il est "cadre", pas du vulgum pecus, non, "cadre". Vous ne le convaincrez pas, non, du moins pas encore ...
Si vous voulez rigoler, allez lire le débat entre BHL et Žižek. Encore moins intéressant que celui entre Finkielkraut et Badiou mais entendre BHL prétendre se préoccuper de la question sociale est quand même un grand moment de rigolade ...