vendredi 20 août 2010

Stumbling -- Philippe Soupault (1897-1990)


Soupault et Nezval (et aussi ici) à Prague
1927 ou 1928 ?

(source)



Quel est ce grand pays
quelle est cette nuit
qu'il regarde en marchant
autour de lui
autour de monde
où il est né
Les pays sont des secondes
les secondes de l'espace
où il est né
Les doigts couverts d'étoiles
et chaussé de courage
il s'en va
Rien ne finit pour lui
Demain est une ville
plus belle plus rouge que les autres
où le départ est une arrivée
et le repos un tombeau
La ligne d'horizon
brille
comme un barreau d'acier.
comme un fil qu'il faut couper
pour ne pas se reposer
jamais
Les couteaux sont faits pour trancher
les fusils pour tuer
les yeux pour regarder
l'homme pour marcher
et la terre est ronde
ronde
ronde
comme la tête
et comme le désir
Il y a de bien jolies choses
les fleurs
les arbres
les dentelles
sans parler des insectes
Mais tout cela on le connaît
on l'a déjà vu
et on en a assez
Là-bas on ne sait pas
Tenir dans sa main droite une canne
et rien dans sa main gauche
qu'un peu d'air frais
et quelquefois une cigarette
dans son cœur
le désir qui est une cloche
et moi je suis là
j'écoute j'attends
un téléphone un encrier du papier
j'écoute j'attends j'obéis
Le soleil chaque jour tombe
dans le silence
je vieillis lentement sans le savoir
un paysage me suffit
j'écoute et j'obéis
je dis un mot un bateau part
un chiffre un train s'éloigne
Cela n'a pas d'importance
puisqu'un train reviendra
demain
et que déjà le grand sémaphore
fait un signe
et m'annonce l'arrivée
d'un autre vapeur
j'entends la mer au bout d'un fil
et la voix d'un ami
à des kilomètres de distance
Mais Lui
je suis l'ami de l'air
et des grands fleuves blancs
l'ami du sang
et de la terre
je les sonnais et je les touche
je peux les tenir dans mes mains
Il n'y a qu'à partir
un soir un matin
Il n'y a que le premier pas
qui soit un peu pénible
un peu lourd
Il n'y a que le ciel
que le vent
Il n'y a que mon cœur
et tout m'attend
Il va
une fleur à la boutonnière
et fait des signes de la main
Il dit au revoir au revoir
mais il ment
Il ne reviendra jamais

(in Georgia 1926; Georgia-Épitaphes-Chansons, Poésie/Gallimard)