dimanche 22 août 2010

Les hauteurs béantes -- Alexandre Zinoviev (1922-2006)


1976
Alexandre Zinoviev
(source)


L'ennui

Le Calomniateur ressentit un ennui mortel. Pas d'amis. Pas de famille. Pas de frères d'armes. Pas de disciples. Pas d'interlocuteurs. Pas de salaire. Pas même d'adversaires. Personne. En fait, l'affaire était beaucoup plus sérieuse quil ne le supposait. L'Homme avait disparu. Des individus dans mon genre sont ici absolument inutiles. Ce sont des étrangers. Le Calomniateur alla au Débit. Comme toujours, les ivrognes s'y pressaient. Une musique retentissait, pleine de joie de vivre. Et il était impossible de comprendre d'où elle pouvait se déverser. Et voici les Chants et Nuisances de la République Ivanienne qui entonnent des couplets sur des paroles du Littérateur :

Ah ! Peuchère de bonne mère,
Viens danser, ma mie.
L'existence fur la première,
La conscience suivit.

Le Calomniateur comprit différemment le deux derniers vers :

La potence fut la première,
La confiance suivit.

Leur dépotoir était occupé par une bande inconnue. Lorsqu'il s'approcha, une toute jeune fille d'une carrure impressionnante et dont l'arrière-train osseux était à demi-dénudé lui souffla de la fumée à la figure : décanille d'ici vite fait si tu ne veux pas avoir une grosse tête. Je voudrais bien savoir, se dit-il, dans quelle catégorie le Schizophrène aurait rangé ce phénomène ? Dans ce qu'il appelle l'antisocial ? J'en doute. Ce n'est pas de la contestation, c'est de l'arrangement.

La bourgeoise m'refuse un verre
Et aboie comme quatre.
C'est toujours la même merde :
Elle ne fait que croître.

Et le Calomniateur partit on ne sait où, car personne n'avait besoin de lui. Mais l'air joyeux continuait à remplir le terrain vague de ses accents retentissants :

Ma poulette est une salope :
Elle fait du nudisme.
Y a un spectre qui hante l'Europe,
Le vieux spectre de l'Isme.





Homo Sovieticus
Alexandre Zinoviev
(source)




Mais que se passe-t-il donc sur le dépotoir ? Zinoviev meets Grazhdanskaya Oborona ? Ou plutôt leurs prédécesseurs, l'histoire de GROB ne remontant pas au-delà de 1982 ... Les hauteurs béantes (+) paraissent à Lausanne
aux éditions l'Age d'homme, en 1976 en russe, puis en français l'année suivante.

Les hauteurs béantes (le début, ici) sont un chef d'œuvre en ce qu'elles réussissent même à être impitoyablement, cliniquement (et, en l'occurrence, involontairement, me semble-t-il) précises dans la description de cette occasion manquée, de cette reconnaissance qui ne peut pas se faire : "Ce n'est pas de la contestation, c'est de l'arrangement." Nos ainés et nos maîtres nous l'auront-ils suffisamment seriné ?

Et pour ceux qui se souviennent du contenu du Manuscrit du Schizophrène, Les hauteurs béantes sont bien un roman à clé mais à l'envers : au lieu de masquer le particulier de façon semi-transparente, elles révèlent la structure générale ; il reste à l'instancier dans l'Isme particulier où l'on patauge ! Ainsi, le Père-la-Justice n'est pas Soljenitsyne, (*) c'est l'inverse : Soljenitsyne est une instanciation de Père-la-Justice sous un Isme donné.

Alors, Zinoviev meets GROB ? Oui, bien sûr ... mais la liste des occasions manquées peut s'allonger. Debord meets the Stooges ? Badiou meets KLF ? "Ce n'est pas de la contestation, c'est de l'arrangement."




(+) Les hauteurs béantes, l'autre livre qui me fait tant rire que je dois parfois arrêter la lecture pour reprendre mon souffle !
L'autre ? Oui, il y a aussi
La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole !

(*) A propos de Soljenytsine, le livre que Georges Nivat lui avait consacré en 1980 est en ligne. Le dernier chapitre fait d'ailleurs une brève allusion à Zinoviev et au Père-la-Justice.