vendredi 13 août 2010

Votre révolution n'est pas la mienne -- François Lonchampt et Alain Tizon


Pour donner tout de suite une idée, à la fois, du fond et du ton de ce livre (publié aux éditions Sulliver, 1999), j'emprunte ce paragraphe à une "réponse à Julia Kristeva" de François Lonchampt :

Dans le monde de Kristeva et de ses amis, il n'y a donc ni pauvres, ni riches, désormais, pas de classes ni de conflits sociaux, seulement des maladies de l’âme, et la politique se résout dans la "dimension thérapeutique", dans le “ réajustement des inégalités" et dans d’autres tâches heureusement peu susceptibles de déclencher des passions, comme la “ thérapie de proximité ”, “ la gestion (…) de la ville de Paris, de ses arrondissements ” ou le renouvellement du "lien social" menacé de destruction …par l'idéologie révolutionnaire !

De fait, depuis plus d’un quart de siècle que la crise institutionnalisée est devenue un mode de gouvernement à part entière, nous sommes tous invités à partager avec les institutions du pouvoir l’irrationalité et la non-exécution, et en luttant ensemble contre le sida, le racisme, le chômage, les excès de la mondialisation ou la crispation identitaire, et bien sûr le terrorisme, à apporter un “ supplément d’âme ” à ce “ nouvel ordre mondial dont il n’est plus nécessaire de louer les avantages démocratiques [4] ”. Et les attentats barbares commis aux Etats-Unis sont évidemment l'occasion idéale pour renouveler et renforcer cette exigence d'adhésion.

Les sociétés occidentales s'étant beaucoup transformées ces trente dernières années, pour amenuiser la capacité de nuire conservée par la classe ouvrière et absorber l'impact des mouvements contestataires, c'est peu dire que les idées révolutionnaires, formées en d'autres temps, doivent être repensées entièrement. Et cette tâche exige qu'on situe d'emblée le débat au-delà des clivages du début du siècle qui servent encore de fond de commerce à la plupart des partis de gauche et d'extrême gauche. Malheureusement, face au Capital qui a achevé de détruire en Europe tous les rapports sociaux lui préexistant, et qui “ se valorise toujours plus en produisant des formes “ immatérielles ” et “ représentatives ”, colonisant de haut en bas et en profondeur le “ temps libre ” d’une existence sociale réduite à une enchère généralisée [5] ”, face à l'accélération continue des changements, à l'intrication des économies, au développement anarchique des technologies dangereuses qui servent d'arguments d'autorité pour décourager les bouleversements nécessaires, il y a bien longtemps que les révolutionnaires ont renoncé à présenter un tableau crédible de la société qu'ils appellent de leurs vœux. Souvent compromis avec les théories post-modernes de la différence, avec les valeurs hédonistes de la consommation, ainsi qu’avec le féminisme militant, qui depuis bien longtemps ne sait plus qu'aggraver, pour en tirer profit, le malentendu qui s'est instauré entre les sexes, ils sont nombreux, au nom de la spontanéité créatrice de la multitude aujourd'hui, comme hier au nom du matérialisme historique, à affirmer l’inutilité de toute projection dans l’avenir.

[4] Julia Kristeva, L’avenir d’une révolte.
[5] Giorgio Cesarano, juillet 1974, in Invariance, , année IX - série III, n n°1.



(Excellente) source


Bref, pas de quartier ! Des "libéraux libertaires" (déjà si bien renvoyés à leurs poubelles par Gilles Châtelet ou Jaime Semprun (malheureusement décédé tout récemment ; voir
L'abîme se repeuple à l'Encyclopédie des Nuisances)) aux tenants du "capitalisme cognitif" (sans doute) transcendé par la "puissance des multitudes" (sorte d'équivalent post-moderne du Saint-Esprit) en passant par l'auto-embaumement pré-posthume de Debord, la critique est brève et assassine.
Au-dessus de ce jeu de massacre, un thème plus sombre se fait entendre et une référence se détache, la figure de Pier Paolo Pasolini dont on oublie qu'
avant d'être le cinéaste "italien" que l'on sait il fut (et resta) poète frioulan et le témoin impuissant de l'anéantissement des cultures ouvrières et paysannes du Frioul, concassées dans la culture de masse.
Dans des termes qui rappellent parfois Günther Anders, c'est bien la production par la bourgeoisie de masses standardisées d'individus conformes "adaptés à notre époque" qui est en cause ; où l'on retrouve Cyber-Gédéon, Turbo-Bécassine et les ingénieurs du consensus, dans une perspective qui semble d'abord très différente de celle de Gilles Châtelet puisqu'il s'agit de redonner son mordant à la notion de lutte des classes (au delà du
peu efficace mais si rassurant "De défaite en défaite, nous volons vers la victoire" -- librement adapté de Karl Liebknecht) mais qui au final le rejoint tant le ton la conclusion du livre rappelle celle de Vivre et penser comme des porcs (*) et son appel à "l'héroïsme du quelconque" :

Nous savons combien ces temps nous sont hostiles.

Qu'on ne s'y méprenne pas, nous sommes bien conscients qu'il nous manque la pratique d'une ou plusieurs révolutions pour écrire mieux et plus juste.

Et l'époque nous encombre avec son conformisme acéré, armé de pressions économiques et idéologiques morbides, épaulé par tous les partis du vieux monde.

Ce monde où le confusionnisme triomphe !

Où le faux a pris le goût du vrai !

Où chaque jour l'imbécillité nargue l'intelligence.

Où chacun peut disparaître dans l'indifférence humaine au milieu d'objets morts !

Mais il reste encore maints visages de femme capables de nous émouvoir. Une aube sans propriétaire et des risques à vivre autrement fascinants que les risques économiques ...

Nous ne nous résignerons jamais.



Ce livre est mis en ligne par ses auteurs, intégralement, ici.
A ne pas manquer.




(*) En voici le dernier paragraphe :

Et si l'horoscope des "grandes tendances" se trompait ? Et si le cyber-bétail redevenait un peuple, avec ses chants et ses gros appétits, une membrane géante qui vibre, une humanité-pulpe d'où s'enrouleraient toutes les chairs ? Ce serait peut-être une définition moderne du communisme : "A chacun selon sa singularité." De toute manière, il y aura beaucoup de pain sur la planche, car nous devons vaincre là où Hegel, Marx et Nietzsche n'ont pas vaincu.